CHANSON D'AUTOMNE

Paul Claudel (1868-1955)

Dans la lumière éclatante d'automne
Nous partîmes le matin.
La magnificence de l'automne
Tonne dans le ciel lointain.
Le matin qui fut toute la journée,
Toute la journée d'argent pur,
Et l'air de l'or jusqu'à l'heure où Dionée
Montre sa corne dans l'azur.
Toute la journée qui était d'argent vierge,
Et la forêt comme un grand ange en or,
Et comme un ange bordé de rouge avec arbre comme un cierge clair.
Brûlant feu sur flamme, or sur or !
O l'odeur de la forêt qui meurt, la sentir !
O l'odeur de la fumée, la sentir ! et de sang vif à la mort mêlée
O l'immense suspens sec de l'or par la rose du jour clair en fleur !
O couleur de la giroflée !
Et qui s'est tu, et qui éclate, et qui s'étouffe et reprend corps,
J'entends au cœur de la forêt finie,
Et qui reprend, et qui s'enroue, et qui se prolonge, plus sombre,
L'appel inaccessible du cor.
L'appel sombre du cor inconsolable
A cause du temps qui n'est plus,
Qui n'est plus à cause de ce seul jour admirable
Par qui la chose n'est plus.
Qui fut une fois, hélas !
Une fois et qui ne sera plus :
A cause de l'or que voici,
A cause de tout l'or irréparable,
A cause du soir que voici !
A cause de la nuit que voici !
A cause de la lune et de la Grande-Ourse que voici.

Chanson d'automne dit par Claude Nollier (1919-2009), actrice, pensionnaire de la Comédie-Française de 1946 à 1951.


JE CONTEMPLE SOUVENT LE CIEL DE MA MÉMOIRE

Marcel Proust (1871-1922)

Le temps efface tout comme effacent les vagues
Les travaux des enfants sur le sable aplani
Nous oublierons ces mots si précis et si vagues
Derrière qui chacun nous sentions l’infini.

Le temps efface tout il n’éteint pas les yeux
Qu’ils soient d’opale ou d’étoile ou d’eau claire
Beaux comme dans le ciel ou chez un lapidaire
Ils brûleront pour nous d’un feu triste ou joyeux.

Les uns joyaux volés de leur écrin vivant
Jetteront dans mon coeur leurs durs reflets de pierre
Comme au jour où sertis, scellés dans la paupière
Ils luisaient d’un éclat précieux et décevant.

D’autres doux feux ravis encor par Prométhée
Étincelle d’amour qui brillait dans leurs yeux
Pour notre cher tourment nous l’avons emportée
Clartés trop pures ou bijoux trop précieux.

Constellez à jamais le ciel de ma mémoire
Inextinguibles yeux de celles que j’aimai
Rêvez comme des morts, luisez comme des gloires
Mon coeur sera brillant comme une nuit de Mai.

L’oubli comme une brume efface les visages
Les gestes adorés au divin autrefois,
Par qui nous fûmes fous, par qui nous fûmes sages
Charmes d’égarement et symboles de foi.

Le temps efface tout l’intimité des soirs
Mes deux mains dans son cou vierge comme la neige
Ses regards caressants mes nerfs comme un arpège
Le printemps secouant sur nous ses encensoirs.

D’autres, les yeux pourtant d’une joyeuse femme,
Ainsi que des chagrins étaient vastes et noirs
Épouvante des nuits et mystère des soirs
Entre ces cils charmants tenait toute son âme

Et son coeur était vain comme un regard joyeux.
D’autres comme la mer si changeante et si douce
Nous égaraient vers l’âme enfouie en ses yeux
Comme en ces soirs marins où l’inconnu nous pousse.

Mer des yeux sur tes eaux claires nous naviguâmes
Le désir gonflait nos voiles si rapiécées
Nous partions oublieux des tempêtes passées
Sur les regards à la découverte des âmes.

Tant de regards divers, les âmes si pareilles
Vieux prisonniers des yeux nous sommes bien déçus
Nous aurions dû rester à dormir sous la treille
Mais vous seriez parti même eussiez-vous tout su

Pour avoir dans le coeur ces yeux pleins de promesses
Comme une mer le soir rêveuse de soleil
Vous avez accompli d’inutiles prouesses
Pour atteindre au pays de rêve qui, vermeil,

Se lamentait d’extase au-delà des eaux vraies
Sous l’arche sainte d’un nuage cru prophète
Mais il est doux d’avoir pour un rêve ces plaies
Et votre souvenir brille comme une fête.

Je contemple souvent le ciel de ma mémoire mis en musique et chanté par Joël André.

POÉSIE

Paul Valéry (1871-1945)

Par la surprise saisie,
Une bouche qui buvait
Au sein de la Poésie
En sépare son duvet :

- Ô ma mère Intelligence,
De qui la douceur coulait
Quelle est cette négligence
Qui laisse tarir son lait ?

À peine sur ta poitrine,
Accablé de blancs liens,
Me berçait l’onde marine
De ton cœur chargé de biens;

À peine, dans ton ciel sombre,
Abattu sur ta beauté,
Je sentais, à boire l’ombre,
M’envahir une clarté!

Dieu perdu dans son essence,
Et délicieusement
Docile à la connaissance
Du suprême apaisement,

Je touchais à la nuit pure,
Je ne savais plus mourir,
Car un fleuve sans coupure
Me semblait me parcourir…

Dis, par quelle crainte vaine,
Par quelle ombre de dépit,
Cette merveilleuse veine
À mes lèvres se rompit?

Ô rigueur, tu m’es un signe
Qu’à mon âme je déplus!
Le silence au vol de cygne
Entre nous ne règne plus!

Immortelle, ta paupière
Me refuse mes trésors,
Et la chair s’est faite pierre
Qui fut tendre sous mon corps !

Des cieux même tu me sèvres,
Par quel injuste retour ?
Que seras-tu sans mes lèvres ?
Que serai-je sans amour ?

Mais la Source suspendue
Lui répond sans dureté:
-Si fort vous m’avez mordue
Que mon coeur s’est arrêté!

Poème poésie dit par Paul Valéry lui-même.


LA COMPLAINTE DU PETIT CHEVAL BLANC

Paul Fort (1872-1960)
 

Le petit cheval dans le mauvais temps, qu'il avait donc du courage !
C'était un petit cheval blanc, tous derrière et lui devant.

Il n'y avait jamais de beau temps dans ce pauvre paysage.
Il n'y avait jamais de printemps, ni derrière ni devant.

Mais toujours il était content, menant les gars du village,
A travers la pluie noire des champs, tous derrière et lui devant.

Sa voiture allait poursuivant sa belle petite queue sauvage.
C'est alors qu'il était content, eux derrière et lui devant.

Mais un jour, dans le mauvais temps, un jour qu'il était si sage,
Il est mort par un éclair blanc, tous derrière et lui devant.

Il est mort sans voir le beau temps, qu'il avait donc du courage !
Il est mort sans voir le printemps ni derrière ni devant.

La complainte du petit cheval blanc chanté par Georges Brassens (1921-1981) et Nana Mouskouri (née en 1934).

PRÉSENTATION DE LA BEAUCE A NOTRE-DAME DE CHARTRES

Charles Peguy (1873-1914)

Étoile de la mer voici la lourde nappe
Et la profonde houle et l’océan des blés
Et la mouvante écume et nos greniers comblés,
Voici votre regard sur cette immense chape

Et voici votre voix sur cette lourde plaine
Et nos amis absents et nos coeurs dépeuplés,
Voici le long de nous nos poings désassemblés
Et notre lassitude et notre force pleine.

Étoile du matin, inaccessible reine,
Voici que nous marchons vers votre illustre cour,
Et voici le plateau de notre pauvre amour,
Et voici l’océan de notre immense peine.

Un sanglot rôde et court par-delà l’horizon.
À peine quelques toits font comme un archipel.
Du vieux clocher retombe une sorte d’appel.
L’épaisse église semble une basse maison.

Ainsi nous naviguons vers votre cathédrale.
De loin en loin surnage un chapelet de meules,
Rondes comme des tours, opulentes et seules
Comme un rang de châteaux sur la barque amirale.

Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux.
Mille ans de votre grâce on fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire.

Vous nous voyez marcher sur cette route droite,
Tout poudreux, tout crottés, la pluie entre les dents.
Sur ce large éventail ouvert à tous les vents
La route nationale est notre porte étroite.

Nous allons devant nous, les mains le long des poches,
Sans aucun appareil, sans fatras, sans discours,
D’un pas toujours égal, sans hâte ni recours,
Des champs les plus présents vers les champs les plus proches.

Vous nous voyez marcher, nous sommes la piétaille.
Nous n’avançons jamais que d’un pas à la fois.
Mais vingt siècles de peuple et vingt siècles de rois,
Et toute leur séquelle et toute leur volaille

Et leurs chapeaux à plume avec leur valetaille
Ont appris ce que c’est que d’être familiers,
Et comme on peut marcher, les pieds dans ses souliers,
Vers un dernier carré le soir d’une bataille.

Nous sommes nés pour vous au bord de ce plateau,
Dans le recourbement de notre blonde Loire,
Et ce fleuve de sable et ce fleuve de gloire
N’est là que pour baiser votre auguste manteau.

Nous sommes nés au bord de ce vaste plateau,
Dans l’antique Orléans sévère et sérieuse,
Et la Loire coulante et souvent limoneuse
N’est là que pour laver les pieds de ce coteau.

Nous sommes nés au bord de votre plate Beauce
Et nous avons connu dès nos plus jeunes ans
Le portail de la ferme et les durs paysans
Et l’enclos dans le bourg et la bêche et la fosse.

Nous sommes nés au bord de votre Beauce plate
Et nous avons connu dès nos premiers regrets
Ce que peut receler de désespoirs secrets
Un soleil qui descend dans un ciel écarlate

Et qui se couche au ras d’un sol inévitable
Dur comme une justice, égal comme une barre,
Juste comme une loi, fermé comme une mare,
Ouvert comme un beau socle et plan comme une table.

Un homme de chez nous, de la glèbe féconde
A fait jaillir ici d’un seul enlèvement,
Et d’une seule source et d’un seul portement,
Vers votre assomption la flèche unique au monde.

Tour de David voici votre tour beauceronne.
C’est l’épi le plus dur qui soit jamais monté
Vers un ciel de clémence et de sérénité,
Et le plus beau fleuron dedans votre couronne.

Un homme de chez nous a fait ici jaillir,
Depuis le ras du sol jusqu’au pied de la croix,
Plus haut que tous les saints, plus haut que tous les rois,
La flèche irréprochable et qui ne peut faillir.

C’est la gerbe et le blé qui ne périra point,
Qui ne fanera point au soleil de septembre,
Qui ne gèlera point aux rigueurs de décembre,
C’est votre serviteur et c’est votre témoin.

C’est la tige et le blé qui ne pourrira pas,
Qui ne flétrira point aux ardeurs de l’été,
Qui ne moisira point dans un hiver gâté,
Qui ne transira point dans le commun trépas.

C’est la pierre sans tache et la pierre sans faute,
La plus haute oraison qu’on ait jamais portée,
La plus droite raison qu’on ait jamais jetée,
Et vers un ciel sans bord la ligne la plus haute.

Celle qui ne mourra le jour d’aucunes morts,
Le gage et le portrait de nos arrachements,
L’image et le tracé de nos redressements,
La laine et le fuseau des plus modestes sorts.

Présentation de la Beauce à Notre-Dame de Chartres dit par Jean Deschamps (1920-2007), acteur et metteur-en-scène.

LA SOLITUDE

Rainer Maria Rilke (1875-1926)

La solitude est pareils à ses pluies
Qui montant de la mer s'avance vers les soirs,
Des plaines, elle va, lointaines et perdues
Au ciel qui la contient toujours
et c'est du ciel qu'elle retombe sur la ville.

La Solitude pleut aux heures indécises
lorsque l'air le matin se tournent les rues neuves
lorsque les corps épuisés de méprise
s'entre-écartent tristes et inassouvis
Et que les hommes qui se haïssent
doivent coucher ensemble dans un lit.
La solitude alors dérive au fil des fleuves …

Solitude dit par Laurent Terzieff (1935-2010), acteur de théâtre et de cinéma. Passionné par la philosophie et la poésie, il assiste, à 14 ans, à une représentation de La Sonate des spectres d'August Strindberg, dirigée par Roger Blin en 1949. Fasciné, il décide de devenir comédien.


LE TEMPS DE VIVRE

Anna de Noailles (1876-1933)

Déjà la vie ardente incline vers le soir, 
Respire ta jeunesse, 
Le temps est court qui va de la vigne au pressoir, 
De l'aube au jour qui baisse.

Garde ton âme ouverte aux parfums d'alentour, 
Aux mouvements de l'onde,
Aime l'effort, l'espoir, l'orgueil, aime l'amour, 
C'est la chose profonde ;

Combien s'en sont allés de tous les coeurs vivants
Au séjour solitaire,
Sans avoir bu le miel ni respiré le vent
Des matins de la terre,

Combien s'en sont allés qui ce soir sont pareils
Aux racines des ronces,
Et qui n'ont pas goûté la vie où le soleil
Se déploie et s'enfonce !

Ils n'ont pas répandu les essences et l'or
Dont leurs mains étaient pleines,
Les voici maintenant dans cette ombre où l'on dort
Sans rêve et sans haleine.

- Toi, vis, sois innombrable à force de désirs,
De frissons et d'extase,
Penche sur les chemins, où l'homme doit servir,
Ton âme comme un vase ;

Mêlée aux jeux des jours, presse contre ton sein 
La vie âpre et farouche ;
Que la joie et l'amour chantent comme un essaim 
D'abeilles sur ta bouche.

Et puis regarde fuir, sans regret ni tourment, 
Les rives infidèles, 
Ayant donné ton coeur et ton consentement 
A la nuit éternelle...

Le Temps de vivre dit par Madeleine Renaud (1900-1994), actrice de théâtre et de cinéma. Après avoir interprété 127 rôles, elle quitte la Comédie-Française en1946 pour fonder avec son mari la Compagnie Renaud-Barrault.


AMOUR DU PROCHAIN

Max Jacob (1876-1944)

Qui a vu le crapaud traverser une rue ? 
C’est un tout petit homme : une poupée n’est pas plus minuscule. 
Il se traîne sur les genoux : il a honte, on dirait… ? Non ! 
Il est rhumatisant. Une jambe reste en arrière, il la ramène !

Où va-t-il ainsi ? Il sort de l’égout, pauvre clown.
Personne n’a remarqué ce crapaud dans la rue.
Jadis personne ne me remarquait dans la rue.
Maintenant les enfants se moquent de mon étoile jaune.
Heureux crapaud ! Tu n’as pas d’étoile jaune.

Amour du prochain dit par Jean Marchat (1902-1966), acteur, sociétaire de la Comédie-Française.


NOCTURNE

Léon-Paul Fargue (1876-1947)

Un long bras timbré d'or glisse du haut des arbres
Et commence à descendre et tinte dans les branches.
Les feuilles et les fleurs se pressent et s'entendent.
J'ai vu l'orvet glisser dans la douceur du soir.
Diane sur l'étang se penche et met son masque.
Un soulier de satin court dans la clairière
Comme un rappel de ciel qui rejoint l'horizon.
Les barques de la nuit sont prêtes à partir.

D'autres viendront s'asseoir sur la chaise de fer.
D'autres verront cela quand je ne serai plus.
La lumière oubliera ceux qui l'ont tant aimée.
Nul appel ne viendra rallumer nos visages.
Nul sanglot ne fera retentir notre amour.
Nos fenêtres seront éteintes.
Un couple d'étrangers longera la rue grise.
Les voix,
D'autres voix chanteront, d'autres yeux pleureront
Dans une maison neuve.
Tout sera consommé, tout sera pardonné,
La peine sera fraîche et la forêt nouvelle,
Et peut-être qu'un jour, pour de nouveaux amis,
Dieu tiendra ce bonheur qu'il nous avait promis.

Montage sonore de Nocturne.


TOUS LES MORTS SONT IVRES ...

Oscar Vladislas de Lubicz Milosz (1877-1939)

Tous les morts sont ivres de pluie vieille et sale
Au cimetière étrange de Lofoten.
L’horloge du dégel tictaque lointaine
Au cœur des cercueils pauvres de Lofoten.
 
Et grâce aux trous creusés par le noir printemps
Les corbeaux sont gras de froide chair humaine ;
Et grâce au maigre vent à la voix d’enfant
Le sommeil est doux aux morts de Lofoten.
 
Je ne verrai très probablement jamais
Ni la mer ni les tombes de Lofoten
Et pourtant c’est en moi comme si j’aimais
Ce lointain coin de terre et toute sa peine.
 
Vous disparus, vous suicidés, vous lointaines
Au cimetière étranger de Lofoten
— Le nom sonne à mon oreille étrange et doux,
Vraiment, dites-moi, dormez-vous, dormez-vous ?
 
— Tu pourrais me conter des choses plus drôles
Beau claret dont ma coupe d’argent est pleine,
Des histoires plus charmantes ou moins folles ;
Laisse-moi tranquille avec ton Lofoten.
 
Il fait bon. Dans le foyer doucement traîne
La voix du plus mélancolique des mois.
— Ah ! les morts, y compris ceux de Lofoten —
Les morts, les morts sont au fond moins morts que moi...

Tous les morts sont ivres ... dit par Danièle Lebrun (née en 1937), actrice de théâtre, de cinéma et de télévision. En avril 2011, cinquante-trois ans après son premier passage, elle est engagée en tant que pensionnaire à la Comédie-Française.


SI JE MOURAIS LA-BAS

Guillaume Apollinaire (1880-1918)

Si je mourais là-bas sur le front de l’armée
Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée
Et puis mon souvenir s’éteindrait comme meurt
Un obus éclatant sur le front de l’armée
Un bel obus semblable aux mimosas en fleur

Et puis ce souvenir éclaté dans l’espace
Couvrirait de mon sang le monde tout entier
La mer les monts les vals et l’étoile qui passe
Les soleils merveilleux mûrissant dans l’espace
Comme font les fruits d’or autour de Baratier

Souvenir oublié vivant dans toutes choses
Je rougirais le bout de tes jolis seins roses
Je rougirais ta bouche et tes cheveux sanglants
Tu ne vieillirais point toutes ces belles choses
Rajeuniraient toujours pour leurs destins galants

Le fatal giclement de mon sang sur le monde
Donnerait au soleil plus de vive clarté
Aux fleurs plus de couleur plus de vitesse à l’onde
Un amour inouï descendrait sur le monde
L’amant serait plus fort dans ton corps écarté

Lou si je meurs là-bas souvenir qu’on oublie
— Souviens-t’en quelquefois aux instants de folie
De jeunesse et d’amour et d’éclatante ardeur —
Mon sang c’est la fontaine ardente du bonheur
Et sois la plus heureuse étant la plus jolie

Ô mon unique amour et ma grande folie

Si je mourais là-bas dit par Christian Gonon (né en 1961), sociétaire de la Comédie-Française.

RECONNAIS-TOI / CALLIGRAMME

Reconnais-toi
Cette adorable personne c'est toi
Sous le grand chapeau canotier
Œil
Nez
La bouche
Voici l'ovale de ta figure
Ton cou exquis
Voici enfin l'imparfaite image de ton buste adoré
 vu comme à travers un nuage
Un peu plus bas c'est ton cœur qui bat

Montage sonore de Reconnais-toi.

CARPE DIEM

Valéry Larbaud (1881-1957)

Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise,
D’un gris doux, la terre est bleue et le ciel bas
Semble tout à la fois désespéré et tendre ;
Et vois la salle de la petite auberge
Si gaie et si bruyante en été, les dimanches,
Et où nous sommes seuls aujourd’hui, venus
De Naples, non pour voir Baïes et l’entrée des Enfers,
Mais pour nous souvenir mélancoliquement.
 
Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise,
Mon amie, ô ma bonne amie, ma camarade !
Je crois qu’il est pareil au jour
Où Horace composa l’ode à Leuconoé.
C’était aussi l’hiver, alors, comme l’hiver
Qui maintenant brise sur les rochers adverses la mer
Tyrrhénienne, un jour où l’on voudrait
Écarter le souci et faire d’humbles besognes,
Être sage au milieu de la nature grave,
Et parler lentement en regardant la mer...
 
Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise...
Te souviens-tu de Marienlyst ? (Oh, sur quel rivage,
Et en quelle saison sommes-nous ? je ne sais.)
On y va d’Elseneur, en été, sur des pelouses
Pâles ; il y a le tombeau d’Hamlet et un hôtel
Éclairé à l’électricité, avec tout le confort moderne.
C’était l’été du Nord, lumineux, doux voilé.
Souviens-toi : on voyait la côte suédoise, en face,
Bleue, comme ce profil lointain de l’Italie.
Oh ! aimes-tu ce jour autant que moi je l’aime ?
 
Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise...
Oh ! que n’ai-je passé ma vie à Elseneur !
Le petit port danois est tranquille, près de la gare,
Comme le port définitif des existences.
Vivre danoisement dans la douceur danoise
De cette ville où est un château avec des dômes en bronze
Vert-de-grisés ; vivre dans l’innocence, oui,
De n’importe quelle petite ville, quelque part,
Où tout le monde serait pensif et silencieux,
Et où l’on attendrait paisiblement la mort.

Cueille ce triste jour d’hiver sur la mer grise,
Et laisse-moi cacher mes yeux dans tes mains fraîches ;
J’ai besoin de douceur et de paix, ô ma sœur.
Sois mon jeune héros, ma Pallas protectrice,
Sois mon certain refuge et ma petite ville ;
Ce soir, mi Socorro, je suis une humble femme
Qui ne sait plus qu’être inquiète et être aimée.

Carpe diem dit par Lionel Mazari (né en 1963), acteur et écrivain.


SI L'ON GARDAIT

Charles Vildrac (1882-1971)

Si l’on gardait, depuis des temps, des temps,
Si l’on gardait, souples et odorants,
Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,
Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,
Crinières de nuit, toisons de safran,
Et les cheveux couleur de feuilles mortes,
Si on les gardait depuis bien longtemps,
Noués bout à bout pour tisser les voiles
Qui vont à la mer,

Il y aurait tant et tant sur la mer,
Tant de cheveux roux, tant de cheveux clairs,
Et tant de cheveux de nuit sans étoiles,
Il y aurait tant de soyeuses voiles
Luisant au soleil, bombant sous le vent
Que les oiseaux gris qui vont sur la mer,
Que ces grands oiseaux sentiraient souvent
Se poser sur eux,
Les baisers partis de tous ces cheveux,
Baisers qu’on sema sur tous ces cheveux,
Et puis en allés parmi le grand vent…

Si l’on gardait, depuis des temps, des temps,
Si l’on gardait, souples et odorants,
Tous les cheveux des femmes qui sont mortes,
Tous les cheveux blonds, tous les cheveux blancs,
Crinières de nuit, toisons de safran,
Et les cheveux couleur de feuilles mortes,

Si l’on gardait depuis bien longtemps,
Noués bout à bout pour tordre des cordes,
Afin d’attacher
A de gros anneaux tous les prisonniers
Et qu’on leur permît de se promener
Au bout de leur corde,

Les liens de cheveux seraient longs, si longs,
Qu’en les déroulant du seuil des prisons,
Tous les prisonniers, tous les prisonniers
Pourraient s’en aller
Jusqu’à leur maison…

Si l'on gardait interprété par Claude Gauthier (né en 1939), chanteur, auteur-compositeur.


LES CHEVAUX DU TEMPS

Jules Supervielle (1884-1976)

Quand les chevaux du Temps s’arrêtent à ma porte
J’hésite un peu toujours à les regarder boire
Puisque c’est de mon sang qu’ils étanchent leur soif.
Ils tournent vers ma face un œil reconnaissant
Pendant que leurs longs traits m’emplissent de faiblesse
Et me laissent si las, si seul et décevant
Qu’une nuit passagère envahit mes paupières
Et qu’il me faut soudain refaire en moi des forces
Pour qu’un jour où viendrait l’attelage assoiffé
Je puisse encore vivre et les désaltérer.

Les Chevaux du temps dit par Jules Supervielle lui-même. Poète et écrivain, ayant fréquenté les milieux littéraires de l'avant-garde parisienne à partir des premières années du xxe siècle.


MA CHATTE

Sacha Guitry (1885-1957)

A Georges Grey

Elle est noire ma chatte,
Avec des yeux d'agate
Et de très longues pattes.

C'est une chatte de gouttière
Et qui n'a pas de pedigree.
C'est une chatte de gouttière,
Mais qui n'en est pas moins altière
Ce dont d'ailleurs je lui sait gré.

Or , n'étant pas chatte de race,
N'ayant  pas du sang des Bragances,
D'où lui viennent cette élégance,
Et cette allure, et cette grâce ?

Et ses façons d'impératrice
Ou de reine de Tasmanie,
Est-ce artifice ?
Est-ce manie ?

Je ne crois pas .
Non, cela vient de la cadence de son pas
Qu'elle sait mettre en harmonie
Aves la longueur de ses pattes .

Cette cadence
A fait de sa démarche une espèce de dans --
Inattendue
Et délicate .

Démarche un peu d'un acrobate --
Qui se croirait toujours sur la corde tendue .

Quant à son caractère --
Là, nous entrons dans le mystère.

Le goût du risque -- avec un instinct très prudent.
Tout à la fois peureuse -- et brave.
Un caractère en somme assez indépendant --
Mais la nature d'une esclave.

Combinaison
Qui compromet son équilibre
Et déconcerte sa raison.

Elle consent d'être en prison,
Mais voudrait faire croire au geôlier qu'elle est libre .

C'est ce côté 
Captivité
Qui l'insupporte
Et qui la porte
A regarder souvent la porte
Avec énervement -- quand elle est bien fermée.

Oui, quand la porte est bien fermée,
Elle offrirait alors,
Mon Dieu,
Tout l'or

qu'elle a dans ses beaux yeux,
Pour s'en aller se promener.

Mais quand la porte est bien grande ouverte,
Elle est ouverte en pure perte --
Et vous pouvez bien la fermer.

A-t-elle un nom ? Je le suppose.
Mais sur ce point mon doute est loin d'être éclairci,
Car aucun de ceux jusqu'ici
Qu'aimablement je propose
( Même, il en est que j'ai créés )
N'eut le bonheur d'être agréé.

Depuis six mois
Qu'elle est à moi --
Oh ! Vanité dont tout à coup je m'aperçois ! --
Car se vanter d'avoir une femelle à soi
Rectifions. Depuis six mois
Qu'elle est chez moi,
Que je l'appelle Mi-a-ou
( Je l'ai depuis la mi-août
De l'an passé )

Que je l'appelle Messaline ou bien Circé
Ou Petit-Bronze-de-la-Chine
Je ne vois nul frisson passer
Sur son échine.

Mais si vainement, je m'échine 
A tenter de la baptiser,
Elle a pourtant réalisé 
Qu'elle me doit certains égards,
Puisqu'elle me consent l'aumône d'un regard
Quand je fais le bruit d'un baiser.

Enfin, j'avouerai volontiers
( Sans mettre les points sur les i )
Que nous avons parfois
Des rapports, elle et moi,
Rendus fort singuliers
par son hypocrisie .

Quand il me prend la fantaisie
( Elle m'en prend assez souvent )
De m'allonger sur mon divan,
Tout assitôt je la vois poindre.

Elle marche à pas-de-velours
Et fait un assez long détour
Pour venir enfin me rejoindre.
Sait-elle que je sais qu'elle s'y prend ainsi ?
Elle dira que non. Moi, je prétends que si.

Quoi qu'il en soit,toujours suivant 
L'ordre et la marche du programme,
Elle s'applique à ne peser que quelques grammes
En parvenant sur le divan.

Etant censé ne rien savoir,
Complice bénévole et d'ailleurs volontaire,
Je dois me taire
Et ne rien voir.

Elle s'étire, se délasse --
Et dès qu'elle a trouvé tout contre moi sa place
Elle est bien vite sur le dos?

Sédentaire et frileuse -- hommage à Baudelaire --
Son ventre fait " petit cadeau " :
Les quatre pattes sont en l'air.

Et la voilà fermant déjà ses yeux dorés,
Afin de pouvoir ignorer
Ce que, peut-être je vais faire. 

Son rêve est en effet
D'y rester tout à fait 
Etrangère .

La comédie est commencée.

Je la caresse. Elle se laisse caresser.

Son corps ondule et se prélasse --
Mais, nonobstant ce qui se passe --
Elle dit n'être là que pour se délasser. 

Pourtant il faut qu'elle y renonce,
Car un très doux ronronnement
Précède le plaisir qu'elle éprouve -- et l'annonce.

Or d'ordinaire, à ce moment,
Elle murmure un mot qui se termine en " cha "

Est-ce mon nom qu'elle prononce ?

Ou bien demande-t-elle un chat ?

Ma chatte dit par Sacha Guitry lui-même dramaturge, acteur, metteur en scène, réalisateur et scénariste.


"IL M'EST TROP DOULOUREUX D'EN FAIRE LA PROMESSE ..."

Valère Paulin (1885-1918)

Je ne peux m'engager à revenir te voir.
Il m'est trop douloureux d'en faire la promesse.
Je souffre, à chaque fois que, te quittant le soir,
J'entends déja sonner les cloches pour la messe.

Je souffre beaucoup trop lorsque tombe la nuit,
Lorsque, t'abandonnant, dans la fraîcheur de l'ombre,
Je vois le jour qui meurt, qui s'estompe et s'enfuit,
Tout comme mon regard qui devient triste et sombre.

Je regarde le ciel aux nuages funèbres
Qui courent sans répit dans le soleil couchant ;
Je reprends le chemin au milieu des ténèbres,
Triste, le dos courbé, et parfois trébuchant.

Je t'aime, tu le sais, je t'aime à en mourir !
Mais je ne peux demain, dès l'aube, ma Colombe,
Revenir à nouveau et à nouveau souffrir
En déposant des fleurs sur ta petite tombe.

"Il m'est trop douloureux d'en faire la promesse..." dit par Florence de Forcade. 


LA PROSE DU TRANSSIBÉRIEN ET DE LA PETITE JEANNE DE FRANCE

Blaise Cendrars (1887-1961)

En ce temps-là, j'étais en mon adolescence
J'avais à peine seize ans et je ne me souvenais déjà plus de mon enfance
J'étais à 16.000 lieues du lieu de ma naissance
J'étais à Moscou dans la ville des mille et trois clochers et des sept gares
Et je n'avais pas assez des sept gares et des mille et trois tours
Car mon adolescence était si ardente et si folle
Que mon coeur tour à tour brûlait comme le temple d'Ephèse ou comme la Place Rouge de Moscou
Quand le soleil se couche.
Et mes yeux éclairaient des voies anciennes.
Et j'étais déjà si mauvais poète
Que je ne savais pas aller jusqu'au bout.
Le Kremlin était comme un immense gâteau tartare
Croustillé d'or,
Avec les grandes amandes des cathédrales toutes blanches

Et l'or mielleux des cloches...
Un vieux moine me lisait la légende de Novgorode
J'avais soif
Et je déchiffrais des caractères cunéiformes
Puis, tout à coup, les pigeons du Saint-Esprit s'envolaient sur la place
Et mes mains s'envolaient aussi avec des bruissements d'albatros
Et ceci, c'était les dernières réminiscences du dernier jour
Du tout dernier voyage
Et de la mer.

Pourtant, j'étais fort mauvais poète.
Je ne savais pas aller jusqu'au bout.
J'avais faim
Et tous les jours et toutes les femmes dans les cafés et tous les verres
J'aurais voulu les boire et les casser
Et toutes les vitrines et toutes les rues
Et toutes les maisons et toutes les vies
Et toutes les roues des fiacres qui tournaient en tourbillon sur les mauvais pavés
J'aurais voulu les plonger dans une fournaise de glaives

Et j'aurais voulu broyer tous les os
Et arracher toutes les langues
Et liquéfier tous ces grands corps étranges et nus sous les vêtements qui m'affolent...
Je pressentais la venue du grand Christ rouge de la révolution russe...
Et le soleil était une mauvaise plaie
Qui s'ouvrait comme un brasier.

La Prose du Transsibérien dit par Jean Servais (1910-1976), acteur de théâtre et de cinéma.


EXIL, 1

Saint-John Perse (1887-1975)

Portes ouvertes sur les sables, portes ouvertes sur l’exil,
Les clés aux gens du phare, et l’astre roué vif sur la pierre du seuil :
Mon hôte, laissez-moi votre maison de verre sur les sables…
L’été de gypse aiguise ses fers de lance dans nos plaies,
J’élis un lieu flagrant et nul comme l’ossuaire des saisons,
Et, sur toutes grèves de ce monde, l’esprit du dieu fumant déserte sa couche d’amiante.
Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des Princes en Tauride.

Exil, 1 dit par Georges Claisse (né en 1941), comédien et directeur artistique.Il partage essentiellement sa carrière entre la France et l’Allemagne. Il a joué près d’une trentaine de pièces de théâtre, tourné environ vingt-cinq films pour le cinéma et a tenu des rôles principaux dans plusieurs dizaines de téléfilms ou séries télévisées.


MATIÈRE CÉLESTE

Pierre-Jean Jouve (1887-1976)

Dans la matière céleste et mousse de rayons
Dans le crépitement de l'espoir et la tension belle
Des entrevues des yeux
Des chauds yeux de destinée écrite d'avance
De face roses de corsages étincelants
De pieds d'or
Dans la matière de la connaissance aux yeux tout blancs
Quand dansent précipités les blocs d'ozone
À chaque cil ouvert
Quand sont précipités pliées et refermées
Les immenses statues vertes des paysages que l'on aime
Ici mon ami s'est recomposée
Hélène, après qu'elle est morte.

Matière céleste dit par Pierre-Jean Jouve lui-même. Poète, romancier et critique, il fut, avant 1914, un des écrivains de l'unanimisme, ce mouvement créé par Jules Romains, puis un membre actif du mouvement pacifiste animé par Romain Rolland pendant la Première Guerre mondiale.


POUR EVITER L’ÉCUEIL, ENCORE L'AMOUR

Pierre Reverdy (1889-1960)

Pour éviter l'écueil qui se tient en arrière
Qui me suit
Qui attend le pas définitif
Pour éviter de jamais, revenir en arrière
Sur le flanc de l'amour qui glisse sans mourir
Cet amour qui se dégage mal de tes viscères
Ces regards qui n'ont plus ni rime ni raison
Et ce portrait de toi que je voudrais refaire
Tendre cruel vivant dans l'ombre sans passion
Ce regard qui se perd dans la nuit jalouse
Ce regard plein de pointes de feu de la jalousie
Dans la robe du soir dont se pare la terre
Au moment où tu sors

Loin dans le désespoir
J'aurai le visage enfoui dans la glace
Le cœur percé de mille feux du souvenir
L'écueil de l'avenir et la mort en arrière
Et ton sourire trop léger
Une barrière
De toi à moi
Les paroles libres
Les gestes retenus
Des mains ailées qui avançaient pour tout ouvrir
Alors dans la trame serrée livide se découvra
La blessure inouïe dont je voudrais guérir.

Pour éviter l'écueil, encore l'amour dit par Pierre Reverdy lui-même. Poète associé au cubisme et aux débuts du surréalisme. Il a eu une influence notable sur la poésie moderne de langue française.


LES CHEVEUX GRIS, QUAND JEUNESSE LES PORTE ...

Jean Cocteau (1889-1963)

Les cheveux gris, quand jeunesse les porte,
Font doux les yeux et le teint éclatant ;
Je trouve un plaisir de la même sorte
A vous voir, beaux oliviers du printemps.

La mer de sa fraîche et lente salive
Imprégna le sol du rivage grec,
Pour que votre fruit ambigu, l’olive,
Contienne Vénus et Cybèle avec.

Tout de votre adolescence chenue
Me plaît, moi qui suis le soleil d’hiver,
Et qui, comme vous, sur la rose nue,
Penche un jeune front de cendres couvert.

Les cheveux gris, quand jeunesse les porte ... dit par Jean Mercure (1909-1988.


RÈGLEMENT

Louis-Ferdinand Céline (1894-1962)

Je te crèverai charogne!
Un vilain soir!
Je te ferai dans les mires
deux grands trous noirs!
Ton âme de vache dans la danse
Prendra du champ!
Tu verras cette belle assistance
Au four-cimetière des Bons-Enfants!
Refrain
Mais voici tante Hortense
Et son petit Léo
Voici la Céline et le Puissant Toto
Pourquoi dire à ces potes
Que la fête est finie?...
Que le vent t'emporte
Feuilles mortes! Soucis!
Depuis des payes que tu râles
Que t'es cocu.
Que j'suis voyou responsable
Que t'en peux plus!
Vas pas louper l'occase unique
De respirer
Viens voir avec moi si ça pique
Aux grandes osselettes du St Mandé!
C'est pas des nouvelles que t'en croques
Que t'es pourri!
Que les bourmanes ils te suffoquent
Par ta mélie!
C'est comme ça qu'a tombé Mimile
Dans le grand panier!
Tu vas voir ce joli coupe-file
Que je vas te farcir dans l'araignée!
Mais y a la question qui me tracasse
En te regardant...
Comment que tu seras plus dégueulasse
Mort que vivant?
Tu vas repousser toute la vermine
Plus d'enterrement!
Que tu restes en rade sur la pile
J'aurai des crosses avec Mimile
Au trou Cimetière des Bons Enfants!
Ah! venez tante Hortense!
Et vous petit Léo!
Venez ma Céline et toi vaillant Toto!
Il faut vous dire mes potes!
Que la fête est finie!
Que le vent m'emporte!
Adieu feuilles mortes!
Trémolos et soucis!

Règlement chanté par Louis-Ferdinand Céline lui-même.


LIBERTÉ

Paul Eluard (1895 - 1952)

Sur mes cahiers d’écolier
Sur mon pupitre et les arbres
Sur le sable sur la neige
J’écris ton nom

Sur toutes les pages lues
Sur toutes les pages blanches
Pierre sang papier ou cendre
J’écris ton nom

Sur les images dorées
Sur les armes des guerriers
Sur la couronne des rois
J’écris ton nom

Sur la jungle et le désert
Sur les nids sur les genêts
Sur l’écho de mon enfance
J’écris ton nom

Sur les merveilles des nuits
Sur le pain blanc des journées
Sur les saisons fiancées
J’écris ton nom

Sur tous mes chiffons d’azur
Sur l’étang soleil moisi
Sur le lac lune vivante
J’écris ton nom

Sur les champs sur l’horizon
Sur les ailes des oiseaux
Et sur le moulin des ombres
J’écris ton nom

Sur chaque bouffée d’aurore
Sur la mer sur les bateaux
Sur la montagne démente
J’écris ton nom

Sur la mousse des nuages
Sur les sueurs de l’orage
Sur la pluie épaisse et fade
J’écris ton nom

Sur les formes scintillantes
Sur les cloches des couleurs
Sur la vérité physique
J’écris ton nom

Sur les sentiers éveillés
Sur les routes déployées
Sur les places qui débordent
J’écris ton nom

Sur la lampe qui s’allume
Sur la lampe qui s’éteint
Sur mes maisons réunies
J’écris ton nom

Sur le fruit coupé en deux
Du miroir et de ma chambre
Sur mon lit coquille vide
J’écris ton nom

Sur mon chien gourmand et tendre
Sur ses oreilles dressées
Sur sa patte maladroite
J’écris ton nom

Sur le tremplin de ma porte
Sur les objets familiers
Sur le flot du feu béni
J’écris ton nom

Sur toute chair accordée
Sur le front de mes amis
Sur chaque main qui se tend
J’écris ton nom

Sur la vitre des surprises
Sur les lèvres attentives
Bien au-dessus du silence
J’écris ton nom

Sur mes refuges détruits
Sur mes phares écroulés
Sur les murs de mon ennui
J’écris ton nom

Sur l’absence sans désir
Sur la solitude nue
Sur les marches de la mort
J’écris ton nom

Sur la santé revenue
Sur le risque disparu
Sur l’espoir sans souvenir
J’écris ton nom

Et par le pouvoir d’un mot
Je recommence ma vie
Je suis né pour te connaître
Pour te nommer

Liberté.

Liberté dit par Jean-Louis Barrault (1910-1994),comédien, metteur en scène et directeur de théâtre français.

LA COURBE DE TES YEUX

La courbe de tes yeux fait le tour de mon coeur,
Un rond de danse et de douceur,
Auréole du temps, berceau nocturne et sûr,
Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu
C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu.

Feuilles de jour et mousse de rosée,
Roseaux du vent, sourires parfumés,
Ailes couvrant le monde de lumière,
Bateaux chargés du ciel et de la mer,
Chasseurs des bruits et sources des couleurs,

Parfums éclos d’une couvée d’aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l’innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule dans leurs regards.

La courbe de tes yeux dit par Gérard Desarthe (né en 1945), acteur de théâtre et de cinéma, metteur-en-scène. Il a été professeur au Conservatoire national supérieur d'art dramatique, de 1986 à 1989 et de 2011 à 2013. Ses interprétations de Peer Gynt, en 1981, et d'Hamlet, en 1988 et 1989, dans les mises en scène de Patrice Chéreau ont connu des succès considérables.


LA NUIT OPÈRE

Antonin Artaud (1896-1948)

Dans les outres de draps gonflés
où la nuit entière respire,
le poète sent ses cheveux
grandir et se multiplier.

Sur tous les comptoirs de la terre
montent des verres déracinés,
le poète sent sa pensée
et son sexe l’abandonner.

Car ici la vie est en cause
et le ventre de la pensée;
les bouteilles heurtent les crânes
de l’aérienne assemblée.

Le Verbe pousse du sommeil
comme une fleur ou comme un verre
plein de formes et de fumées.

Le verre et le ventre se heurtent,
la vie est claire
dans les crânes vitrifiés.

L’aréopage ardent des poètes
s’assemble autour du tapis vert
le vide tourne.

La vie traverse la pensée
du poète aux cheveux épais.

Dans la rue rien qu’une fenêtre,
les cartes battent;
dans la fenêtre la femme au sexe
met son ventre en délibéré.

La nuit opère dit par Clément-Hervieu Léger (né en 1977), acteur et metteur-en-scène, sociétaire de la Comédie-Française.


L'UNION LIBRE

André Breton (1896-1966)

Ma femme à la chevelure de feu de bois
Aux pensées d'éclairs de chaleur
A la taille de sablier
Ma femme à la taille de loutre entre les dents du tigre
Ma femme à la bouche de cocarde et de bouquet d'étoiles de dernière grandeur
Aux dents d'empreintes de souris blanche sur la terre blanche
A la langue d'ambre et de verre frottés
Ma femme à la langue d'hostie poignardée
A la langue de poupée qui ouvre et ferme les yeux
A la langue de pierre incroyable
Ma femme aux cils de bâtons d'écriture d'enfant
Aux sourcils de bord de nid d'hirondelle
Ma femme aux tempes d'ardoise de toit de serre
Et de buée aux vitres
Ma femme aux épaules de champagne
Et de fontaine à têtes de dauphins sous la glace
Ma femme aux poignets d'allumettes
Ma femme aux doigts de hasard et d'as de cœur
Aux doigts de foin coupé
Ma femme aux aisselles de martre et de fênes
De nuit de la Saint-Jean
De troène et de nid de scalares
Aux bras d'écume de mer et d'écluse
Et de mélange du blé et du moulin
Ma femme aux jambes de fusée
Aux mouvements d'horlogerie et de désespoir
Ma femme aux mollets de moelle de sureau
Ma femme aux pieds d'initiales
Aux pieds de trousseaux de clés aux pieds de calfats qui boivent
Ma femme au cou d'orge imperlé
Ma femme à la gorge de Val d'or
De rendez-vous dans le lit même du torrent
Aux seins de nuit
Ma femme aux seins de taupinière marine
Ma femme aux seins de creuset du rubis
Aux seins de spectre de la rose sous la rosée
Ma femme au ventre de dépliement d'éventail des jours
Au ventre de griffe géante
Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical
Au dos de vif-argent
Au dos de lumière
A la nuque de pierre roulée et de craie mouillée
Et de chute d'un verre dans lequel on vient de boire
Ma femme aux hanches de nacelle
Aux hanches de lustre et de pennes de flèche
Et de tiges de plumes de paon blanc
De balance insensible
Ma femme aux fesses de grès et d'amiante
Ma femme aux fesses de dos de cygne
Ma femme aux fesses de printemps
Au sexe de glaïeul
Ma femme au sexe de placer et d'ornithorynque
Ma femme au sexe d'algue et de bonbons anciens
Ma femme au sexe de miroir
Ma femme aux yeux pleins de larmes
Aux yeux de panoplie violette et d'aiguille aimantée
Ma femme aux yeux de savane
Ma femme aux yeux d'eau pour boire en prison
Ma femme aux yeux de bois toujours sous la hache
Aux yeux de niveau d'eau de niveau d'air de terre et de feu.

Union libre dit par Roger Blin (1907-1984), acteur et metteur-en-scène. Homme de théâtre et de cinéma, il a monté de nombreuses pièces de Samuel Beckett, a fait découvrir Jean Genet au public français, et a tourné dans plus de 70 films.


QUE SERAIS-JE SANS TOI

Louis Aragon (1897- 1982)

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un cœur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

J'ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j'ai vu désormais le monde à ta façon
J'ai tout appris de toi comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines
Comme au passant qui chante on reprend sa chanson
J'ai tout appris de toi jusqu'au sens du frisson.


Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un cœur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

J'ai tout appris de toi pour ce qui me concerne
Qu'il fait jour à midi, qu'un ciel peut être bleu
Que le bonheur n'est pas un quinquet de taverne
Tu m'as pris par la main dans cet enfer moderne
Où l'homme ne sait plus ce que c'est qu'être deux
Tu m'as pris par la main comme un amant heureux.

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un cœur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

Qui parle de bonheur a souvent les yeux tristes
N'est-ce pas un sanglot que la déconvenue
Une corde brisée aux doigts du guitariste
Et pourtant je vous dis que le bonheur existe
Ailleurs que dans le rêve, ailleurs que dans les nues.
Terre, terre, voici ses rades inconnues.

Que serais-je sans toi qui vins à ma rencontre
Que serais-je sans toi qu'un coeur au bois dormant
Que cette heure arrêtée au cadran de la montre
Que serais-je sans toi que ce balbutiement.

Que serais-je sans toi mis en musique et chanté par Jean Ferrat (1930-2010). Reconnu pour son talent de mélodiste, il met en musique et popularise nombre de poèmes de Louis Aragon avec l'approbation de celui-ci.

DANS L'EAU DU TEMPS

Géo Norge (1898-1990)

Dans l'eau du temps qui coule à petit bruit
Dans l'air du temps qui souffle à petit vent
Dans l'eau du temps qui parle à petits mots
Et sourdement touche l'herbe et le sable
Dans l'eau du temps qui traverse les marbres
Usant au front le rêve des statues
Dans l'eau du temps qui muse au lourd jardin
Le vent du temps qui fuse au lourd feuillage
Dans l'air du temps qui ruse aux quatre vents
Et qui jamais ne pose son envol
Dans l'air du temps qui pousse un hurlement
Puis va baiser les flores de la vague
Dans l'eau du temps qui retourne à la mer
Dans l'air du temps qui n'a point de maison
Dans l'eau dans l'air dans la changeante humeur
Du temps, du temps sans heure et sans visage
J'aurai vécu à profonde saveur
Cherchant un peu de terre sous mes pieds
J'aurai vécu à profondes gorgées
J'aurai vécu à profondes gorgées
Buvant le temps, buvant tout l'air du temps
Et tout le vin qui coule dans le temps
Et tout le vin qui coule dans le temps

Dans l'eau du temps interprété par Jeanne Moreau (1928-2018), actrice de théâtre et de cinéma, réalisatrice, chanteuse. Elle a joué dans plus de cent trente films — dont Ascenseur pour l'échafaud, Les Amants, Moderato cantabile, Jules et Jim ... et bien d'autres.


AGIR, JE VIENS

Henri Michaux (1899-1984)

Poussant la porte en toi, je suis entré
Agir, je viens
Je suis là
Je te soutiens
Tu n'es plus à l'abandon
Tu n'es plus en difficulté
Ficelles déliées, tes difficultés tombent
Le cauchemar d'où tu revins hagarde n'est plus
Je t'épaule
Tu poses avec moi
Le pied sur le premier degré de l'escalier sans fin
Qui te porte
Qui te monte
Qui t'accomplit
Je t'apaise
Je fais des nappes de paix en toi
Je fais du bien à l'enfant de ton rêve
Afflux
Afflux en palmes sur le cercle des images de
l'apeurée
Afflux sur les neiges de sa pâleur
Afflux sur son âtre... et le feu s'y ranime
Agir, je viens
Tes pensées d'élan sont soutenues
Tes pensées d'échec sont affaiblies
J'ai ma force dans ton corps, insinuée ... et ton visage, perdant ses rides, est rafraîchi
La maladie ne trouve plus son trajet en toi
La fièvre t'abandonne
La paix des voûtes
La paix des prairies refleurissantes
La paix rentre en toi
Au nom du nombre le plus élevé, je t'aide
Comme une fumerolle
S'envole tout le pesant de dessus tes épaules
accablées
Les tètes méchantes d'autour de toi
Observatrices vipérines des misères des faibles
Ne te voient plus
Ne sont plus
Équipage de renfort
En mystère et en ligne profonde
Comme un sillage sous-marin
Comme un chant grave
Je viens
Ce chant te prend
Ce chant te soulève
Ce chant est animé de beaucoup de ruisseaux
Ce chant est nourri par un
Niagara calmé
Ce chant est tout entier pour toi
Plus de tenailles
Plus d'ombres noires
Plus de craintes
Il n'y en a plus trace
Il n'y a plus à en avoir
Où était peine, est ouate
Où était éparpillement, est soudure
Où était infection, est sang nouveau
Où étaient les verrous est l'océan ouvert
L'océan porteur et la plénitude de toi
Intacte, comme un œuf d'ivoire.
J'ai lavé le visage de ton avenir.

Agir, je viens dit par Denis Lavant (né en 1961), acteur de théâtre et de cinéma, révélé par Léos Carax dans Mauvais sang (1986).


LE PAIN

Francis Ponge (1899-1988)

La surface du pain est merveilleuse d'abord à cause de cette impression quasi panoramique qu'elle donne : comme si l'on avait à sa disposition sous la main les Alpes, le Taurus ou la
Cordillère des Andes.

Ainsi donc une masse amorphe en train d'éructer fut glissée pour nous dans le four stellaire, où durcissant elle s'est façonnée en vallées, crêtes,
ondulations, crevasses... Et tous ces plans dès lors si nettement articulés, ces dalles minces où la lumière avec application couche ses feux, — sans un regard pour la
mollesse ignoble sous-jacente.

Ce lâche et froid sous-sol que l'on nomme la mie a son tissu pareil à celui des éponges : feuilles ou fleurs y sont comme des sœurs siamoises soudées par tous les
coudes à la fois. Lorsque le pain rassit ces fleurs fanent et se rétrécissent : elles se détachent alors le3 unes des autres, et la masse en devient friable...

Mais brisons-la : car le pain doit être dans notre bouche moins objet de respect que de consommation.

Le Pain dit par Francis Ponge lui-même. Poète, Il fréquente le groupe surréaliste, sans adhérer pleinement à ce mouvement.


J'AI TANT RÊVÉ DE TOI

Robert Desnos (1900-1945)

J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité.
Est-il encore temps d’atteindre ce corps vivant
Et de baiser sur cette bouche la naissance
De la voix qui m’est chère ?
J’ai tant rêvé de toi que mes bras habitués
En étreignant ton ombre
À se croiser sur ma poitrine ne se plieraient pas
Au contour de ton corps, peut-être.
Et que, devant l’apparence réelle de ce qui me hante
Et me gouverne depuis des jours et des années,
Je deviendrais une ombre sans doute.
Ô balances sentimentales.

J’ai tant rêvé de toi qu’il n’est plus temps
Sans doute que je m’éveille.
Je dors debout, le corps exposé
À toutes les apparences de la vie
Et de l’amour et toi, la seule
qui compte aujourd’hui pour moi,
Je pourrais moins toucher ton front
Et tes lèvres que les premières lèvres
et le premier front venu.

J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé,
Couché avec ton fantôme
Qu’il ne me reste plus peut-être,
Et pourtant, qu’a être fantôme
Parmi les fantômes et plus ombre
Cent fois que l’ombre qui se promène
Et se promènera allègrement
Sur le cadran solaire de ta vie.

Montage sonore de J'ai tant rêvé de toi.


LE CANCRE

Jacques Prévert (1900-1977)

Il dit non avec la tête
mais il dit oui avec le cœur
il dit oui à ce qu'il aime
il dit non au professeur
il est debout
on le questionne
et tous les problèmes sont posés
soudain le fou rire le prend
et il efface tout
les chiffres et les mots
les dates et les noms
les phrases et les pièges
et malgré les menaces du maître
sous les huées des enfants prodiges
avec les craies de toutes les couleurs
sur le tableau noir du malheur
il dessine le visage du bonheur.

Le cancre dit par Serge Reggiani (1922-2004),  acteur et un chanteur.


LES ENFANTS DU PARADIS 

Monologue (poétique et incisif) de Pierre-François Lacenaire

Lacenaire :

- Déjà sortie du puits mon ange et ma douceur ?

Garance :

-Le puits ? Oh ! N’en parlons plus, c’est fini et la vérité aussi…

 Lacenaire :

-Déjà ?

 Garance :

-Oui. La clientèle devenait trop difficile.

Vous comprenez, la vérité jusqu’aux épaules… Ils étaient déçus.

 Lacenaire :

-Bien sûr ces braves gens désiraient d’avantage. Rien que la vérité et toute la vérité. Comme je les comprends, le costume doit vous aller à ravir.

 Garance :

-Peut-être, mais c’est toujours le même.

 Lacenaire :

-Quelle modestie et quelle pudeur !

 Garance :

-Oh ! Ce n’est pas ça, mais ils sont vraiment trop laids

 Lacenaire :

-Ah ! C’est vrai qu’ils sont trop laids. Comme j’aimerais en supprimer le plus possible.

Garance :

-Toujours cruel Pierre-François ?

 Lacenaire :

-Je ne suis pas cruel, je suis logique. Depuis longtemps j’ai déclaré la guerre à la société.

 Garance :

-Et vous avez tué beaucoup de monde ces temps-ci Pierre-François ?

 Lacenaire :

-Non mon ange, voyez : aucune trace de sang, seulement quelques tâches d’encre. Mais rassurez vous je prépare quelque chose d’extraordinaire. Vous avez tort de sourire Garance, je vous assure. Je ne suis pas un homme comme les autres, mon cœur ne bat pas comme le leur. Vous entendez ? Absolument pas.

Avez-vous déjà été humiliée Garance ?

 Garance :

-Non, jamais.

 Lacenaire :

-Moi non plus. Mais ils ont essayé, c’est déjà trop pour un homme comme moi. Quand j'étais enfant, j'étais déjà plus lucide, plus intelligent que les autres... "Ils" ne me l'ont pas pardonné, ils voulaient que je sois comme eux, que je dise comme eux. Levez la tête Pierre-François... regardez-moi... baissez les yeux... Et ils m'ont meublé l'esprit de force, avec des livres... de vieux livres… Tant de poussière dans une tête d'enfant ? Belle jeunesse, vraiment ! Ma mère, ma digne mère, qui préférait mon imbécile de frère et mon directeur de conscience qui me répétait sans cesse : "Vous êtes trop fier, Pierre-François, il faut rentrer en vous-même ! Alors je suis rentré en moi-même... je n'ai jamais pu en sortir ! Les imprudents ! Me laisser tout seul avec moi-même... et ils me défendaient les mauvaises fréquentations... Quelle inconséquence ! Mais quelle prodigieuse destinée ! N’aimer personne, n’être aimé de personne, être libre. C’est vrai que je n’aime personne, pas même vous Garance. Et pourtant, mon ange, vous êtes la seule femme que je n’ai jamais approchée sans haine ni mépris.

 Garance :

-Je ne vous aime pas non plus Pierre-François.

 Lacenaire :

-C’est fort heureux. Mais, pourquoi venez vous me voir tous les jours ? Est-ce parce que je ne vous ai pas demandé ce que tous les hommes sans aucun doute vous demandent ?

 Garance :

-Non.

 Lacenaire :

-Je sais, vous n’êtes pas coquette. Alors pourquoi ?

 Garance :

-Parce que je m’ennuis.

 Lacenaire :

-Je vous amuse peut-être ?

 Garance :

-Oui, vous parlez tout le temps, on se croirait au théâtre. Ça distrait, et puis c’est reposant.

 Lacenaire :

-Vous ne me prenez pas au sérieux. Si j’étais vaniteux, je serai blessé jusqu’à l’os. Mais, je n’ai pas de vanité. Je n’ai que de l’orgueil. Et je suis sûr de moi, absolument sûr. Petit voleur par nécessité, assassin par vocation, ma route est toute tracée, mon chemin tout droit. Et je marcherai la tête haute. Jusqu’à ce qu’elle tombe. Dans le panier. Naturellement. D’ailleurs, mon père me l’a si souvent dit : Pierre-François, vous finirez sur l’échafaud.

Les Enfants du Paradis interprété par Arletty (1898-1992) et Marcel Herrand (1897-1953).


POUR UN ART POÉTIQUE

Raymond Queneau (1903-1976)

Prenez un mot prenez en deux
Faites les cuir’ comme des œufs
Prenez un petit bout de sens
Puis un grand morceau d’innocence
Faites chauffer à petit feu
Au petit feu de la technique
Versez la sauce énigmatique
Saupoudrez de quelques étoiles
Poivrez et mettez les voiles
Où voulez-vous donc en venir ?
A écrire Vraiment ? A écrire ?

Montage sonore de Pour un art poétique.


VOUS NE SAUREZ JAMAIS

Marguerite Yourcenar (1903-1987)

Vous ne saurez jamais que votre âme voyage
Comme au fond de mon cœur un doux cœur adopté ;
Et que rien, ni le temps, d’autres amours, ni l’âge,
N’empêcheront jamais que vous ayez été.
Que la beauté du monde a pris votre visage,
Vit de votre douceur, luit de votre clarté,
Et que ce lac pensif au fond du paysage
Me redit seulement votre sérénité.
Vous ne saurez jamais que j’emporte votre âme
Comme une lampe d’or qui m’éclaire en marchant ;
Qu’un peu de votre voix a passé dans mon chant.
Doux flambeau, vos rayons, doux brasier, votre flamme,
M’instruisent des sentiers que vous avez suivis,
Et vous vivez un peu puisque je vous survis.

Montage sonore de Vous ne saurez jamais.


CE N'EST PAS PARCE QUE TU ES DANS UNE PRAIRIE

Georges Schéhadé (1905-1989)

Pour Gaëtan 
 
Ce n'est pas parce que tu es dans une prairie 
Plus haute que la tête des hommes 
Que tu es mort 
Le vent entraîne les feuilles à la terre 
Comme un rivage et comme un soupir 

J'annonce à ceux que tu as connus 
Ton obéissance à la solitude 
Et ton passage avec des animaux` 
Sur une montagne 
Où le bruit est éternel quand on le touche 

Et rappelle-toi ce qui faisait ici-bas 
Le charme : 
Les saisons et la femme sans innocence 
En vérité peu de choses à dire aux ombres 
O mémoire de la vie 

Ce n'est pas parce que tu es dans une prairie dit par Céline Samie, actrice, sociétaire de la Comédie-Française. Elle est la fille de la grande comédienne Catherine Samie.


QUE FERAIS-JE SANS CE MONDE SANS VISAGE SANS QUESTIONS

Samuel Beckett (1906-1989)

que ferais-je sans ce monde sans visage
sans questions
où être ne dure qu'un instant où chaque instant
verse dans le vide dans l'oubli d'avoir été
sans cette onde où à la fin
corps et ombre ensemble s'engloutissent
que ferais-je sans ce silence gouffre des murmures
haletant furieux vers le secours vers l'amour
sans ce ciel qui s'élève
sur la poussière de ses lests
que ferais-je je ferais comme hier comme aujourd'hui
regardant par mon hublot si je ne suis pas seul
à errer et à virer loin de toute vie
dans un espace pantin
sans voix parmi les voix
enfermées avec moi

Que ferais-je sans ce monde sans visage sans questions dit par Laurent Natrella (né en 1964), acteur, sociétaire de la Comédie-Française.


JOAL

Léopold Sedar Senghor (1906-2001)

Joal !
Je me rappelle.
Je me rappelle les signares à l’ombre verte des vérandas
Les signares aux yeux surréels comme un clair de lune sur la grève.

Je me rappelle les fastes du Couchant
Où Koumba N´Dofène voulait faire tailler son manteau royal.

Je me rappelle les festins funèbres fumant du sang des troupeaux égorgés

Du bruit des querelles, des rhapsodies des griots.
Je me rappelle les voix païennes rythmant le Tantum Ergo
Et les processions et les palmes et les arcs de triomphe.

Je me rappelle la danse des filles nubiles
Les choeurs de lutte – oh ! la danse finale des jeunes hommes, buste

Penché élancé, et le pur cri d´amour des femmes – Kor Siga !

Je me rappelle, je me rappelle…
Ma tête rythmant
Quelle marche lasse le long des jours d´Europe où parfois
Apparaît un jazz orphelin qui sanglote, sanglote, sanglote.

Joal dit par Georges Aminel (1922-2007), acteur, ancien pensionnaire de la Comédie-Française. Très actif dans le doublage— il a post-synchronisé en français de nombreuses vedettes, parmi lesquelles Yul Brynner  et Orson Welles, mais aussi Dark Vador.


FEMME NOIRE

Femme nue, femme noire
Vétue de ta couleur qui est vie, de ta forme qui est beauté
J'ai grandi à ton ombre ; la douceur de tes mains bandait mes yeux
Et voilà qu'au cœur de l'Eté et de Midi,
Je te découvre, Terre promise, du haut d'un haut col calciné
Et ta beauté me foudroie en plein cœur, comme l'éclair d'un aigle

Femme nue, femme obscure
Fruit mûr à la chair ferme, sombres extases du vin noir, bouche qui fais lyrique ma bouche
Savane aux horizons purs, savane qui frémis aux caresses ferventes du Vent d'Est
Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur
Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée

Femme noire, femme obscure
Huile que ne ride nul souffle, huile calme aux flancs de l'athlète, aux flancs des princes du Mali
Gazelle aux attaches célestes, les perles sont étoiles sur la nuit de ta peau.

Délices des jeux de l'Esprit, les reflets de l'or ronge ta peau qui se moire

A l'ombre de ta chevelure, s'éclaire mon angoisse aux soleils prochains de tes yeux.

Femme nue, femme noire
Je chante ta beauté qui passe, forme que je fixe dans l'Eternel
Avant que le destin jaloux ne te réduise en cendres pour nourrir les racines de la vie.


ALLÉGEANCE

René Char (1907 - 1988)

Il cherche son pareil dans le voeu des regards. L'espace qu'il parcourt est ma fidélité. Il dessine l'espoir et léger l'éconduit. Il est prépondérant sans qu'il y prenne part.

Je vis au fond de lui comme une épave heureuse. A son insu, ma solitude est son trésor. Dans le grand méridien où s'inscrit son essor, ma liberté le creuse.

Dans les rues de la ville il y a mon amour. Peu importe où il va dans le temps divisé. Il n'est plus mon amour, chacun peut lui parler. Il ne se souvient plus; qui au juste l'aima et l'éclaire de loin pour qu'il ne tombe pas ?

Allégeance dit par René Char lui-même (1907-1988)poète et résistant.

EN CE MATIN DE MAI

Eugène Guillevic (1907-1997)

A Laurent Casanova.

En ce matin de mai
Déjà beaucoup j'ai vécu
Et le ciel m'étonne encore quand, si bleu, entre lui et les fleurs des acacias
Et aussi les tuiles, très vieilles
Il se passe cette chose dont je sais que bonheur 
Est le plus sûr des noms.

En ce matin de mai dit par Zabou Breitman (née en 1959), actrice et réalisatrice et metteur-en-scène de cinéma et de théâtre. Elle a reçu leCésar de la meilleure première œuvrepourSe souvenir des belles chosesen2003, ainsi que quatre Molières :théâtre privéetmise en scènepourL'Hiver sous la tableen2004, puis théâtre privé etadaptationpourDes gensen2009.


LE CONDAMNÉ A MORT

Jean Genet (1910-1986)

Sur mon cou sans armure et sans haine, mon cou
Que ma main plus légère et grave qu'une veuve
Effleure sous mon col, sans que ton cœur s'émeuve
Laisse tes dents poser leur sourire de loup.

Ô viens mon beau soleil, ô viens ma nuit d'Espagne
Arrive dans mes yeux qui seront morts demain.
Arrive, ouvre ma porte, apporte-moi ta main
Mène-moi loin d'ici battre notre campagne.

Le ciel peut s'éveiller, les étoiles fleurir
Ni les fleurs soupirer, et des prés l'herbe noire
Accueillir la rosée où le matin va boire
Le clocher peut sonner : moi seul je vais mourir.

Ô viens mon ciel de rose, ô ma corbeille blonde !
Visite dans sa nuit ton condamné à mort.
Arrache-toi la chair, tue, escalade, mords
Mais viens ! Pose ta joue contre ma tête ronde.

Nous n'avions pas fini de nous parler d'amour.
Nous n'avions pas fini de fumer nos gitanes.
On peut se demander pourquoi les Cours condamnent
Un assassin si beau qu'il fait pâlir le jour.

Amour, viens sur ma bouche ! Amour, ouvre tes portes !
Traverse les couloirs, descends, marche léger
Vole dans l'escalier plus souple qu'un berger
Plus soutenu par l'air qu'un vol de feuilles mortes.

Ô traverse les murs, s'il le faut marche au bord
Des toits, des océans, couvre-toi de lumière
Use de la menace, use de la prière
Mais viens, ô ma frégate, une heure avant ma mort.

Le condamné à mort mis en musique par Hélène Martin et chanté par Marc Ogeret (1932-2018), chanteur.


GRAND HÔTEL (LIBERTÉ GRANDE)

Julien Gracq (1910-2007)

Je suis d'une race tapageuse qui préfère à toute chose les après-midi affairés d'une ville de grand luxe, avant un gala d'opéra solennisant la plus longue pente de la journée, les après-midi torrides où le soleil bourdonne derrière les futaies épaisses des stores déployés sur la façade de l'hôtel comme une fête nautique, un pavoisement blanc et orgueilleux de régates au-dessus de l'huile noire de l'asphalte où le reflet tout mangé de flaques des feuillages se fait grêle irréellement. Je ne saurais sans dommage faire grâce au luxe d'aucun de ces détails de mauvais goût qui mystérieusement le poétisent : fourrures estivales, cascades mélancoliques des pourboires sonnant au long des escaliers de pierres tombales, fumoirs aux voix empanachées assommées par les cuirs de Cordoue, bars-nickels de garde-malades d'où l'horizon fuit vers les jetées — mais le luxe c'est surtout, pelotonné au fond de la voiture dans les coussins au cœur d'une soirée chaude, d'un horizon merveilleusement vert et dilaté de musiques proches, la face renversée contre le ciel vert comme des prairies, tout uni le long du visage le vent délicieux de la vitesse coûteuse, comme la belle simplicité retrouvée la largesse princière, le dénuement antique de l'or pur coulant entre les doigts.

LE VENT FROID DE LA NUIT

Je l'attendais le soir dans le pavillon de chasse, près de la Rivière Morte. Les sapins dans le vent hasardeux de la nuit secouaient des froissements de suaire et des craquements d'incendie. La nuit noire était doublée de gel, comme le satin blanc sous un habit de soirée, — au-dehors, des mains frisées couraient de toutes parts sur la neige. Les murs étaient de grands rideaux sombres, et sur les steppes de neige des nappes blanches, à perte de vue, comme des feux se décollent des étangs gelés, se levait la lumière mystique des bougies. J'étais le roi d'un peuple de forêts bleues, comme un pèlerinage avec ses bannières se range immobile sur les bords d'un lac de glace. Au plafond de la caverne bougeait par instants, immobile comme la moire d'une étoffe, le cyclone des pensées noires.

Grand hôtel et Le vent froid de la nuit dit par Alain Carré (né en 1960), metteur en scène, comédien et directeur artistique.


LÉGENDE

Patrice de la Tour du Pin (1911-1975)

Va dire à ma chère Île, là-bas, tout là-bas,
Près de cet obscur marais de Foulc, dans la lande,
Que je viendrai vers elle ce soir, qu’elle attende,
Qu’au lever de la lune elle entendra mon pas.

Tu la trouveras baignant ses pieds sous les rouches,
Les cheveux dénoués, les yeux clos à demi,
Et naïve, tenant une main sur sa bouche
Pour ne pas réveiller les oiseaux endormis.

Car les marais sont tout embués de légende,
Comme le ciel que l’on découvre dans ses yeux,
Quand ils boivent la bonne lune sur la lande
Ou les vents tristes qui dévalent des Hauts-Lieux.

Dis-lui que j’ai passé des aubes merveilleuses
À guetter les oiseaux qui revenaient du Nord,
Si près d’elle, étendue à mes pieds et frileuse
Comme une petite sauvagine qui dort.

Dis-lui que nous voici vers la fin de septembre,
Que les hivers sont durs dans ces pays perdus,
Que devant la croisée ouverte de ma chambre,
De grands fouillis de fleurs sont toujours répandus.

Annonce-moi comme un prophète, comme un prince,
Comme le fils d’un roi d’au-delà de la mer ;
Dis-lui que les parfums inondent mes provinces
Et que les Hauts-Pays ne souffrent pas l’hiver.

Dis-lui que les balcons ici seront fleuris,
Qu’elle se baignera dans des étangs sans fièvre,
Mais que je voudrais voir dans ses yeux assombris
Le sauvage secret qui se meurt sur ses lèvres,

L’énigme d’un regard de pure connaissance
Et qui brille parfois du fascinant éclair
Des grands initiés aux jeux de connaissance
Et des coureurs du large, sous les cieux déserts…

Légende dit par Yves Furet (1916-2009), acteur, créateur du SEAD, (Studio d'entrainement de l'Acteur), ou il mettait en pratique les méthodes de Stanislawski.


AU SEUIL DU LIVRE

Edmond Jabès (1912-1991)

- Que se passe-t-il derrière cette porte ? 
- Un livre est en train d’être effeuillé. 
- Quelle est l’histoire de ce livre ? 
- La prise de conscience d’un cri. 
- Mais j’ai vu entrer des rabbins. 
- Ils viennent, par petits groupes, faire part de leurs réflexions de lecteurs privilégiés. 
- Ont-ils lu le livre ? 
- Ils le lisent. 
- Interviennent-ils à l’avance pour le plaisir ? 
- Ils avaient le pressentiment du livre. Ils se sont préparés à l’affronter. 
- Connaissent-ils les personnages ? 
- Ils connaissent nos martyrs. 
- Où se situe le livre ? 
- Dans le livre. 
- Qui es-tu ? 
- Le gardien de la maison. 
- D’où viens-tu ? 
- J’ai erré. 
- Yukel est-il ton ami ? 
- Je ressemble à Yukel. 
- Quel est ton destin ? 
- Ouvrir le livre 
- Es-tu dans le livre ? 
- Ma place est au seuil. 
- Qu’as-tu cherché à apprendre ? 
- Je m’arrête quelque fois sur le chemin des sources et j’interroge les signes, l’univers de mes ancêtres. 

Roger Blin et Michel Bouquet, interprètes magistraux du texte d'Edmond Jabès.


CALENDRIER LAGUNAIRE

Aimé Césaire (1913-2008)

J’habite une blessure sacrée
j’habite des ancêtres imaginaires
j’habite un vouloir obscur
j’habite un long silence
j’habite une soif irrémédiable
j’habite un voyage de mille ans
j’habite une guerre de trois cent ans
j’habite un culte désaffecté
entre bulbe et caïeu j’habite l’espace inexploité
j’habite du basalte non une coulée
mais de la lave le mascaret
qui remonte la valleuse à toute allure
et brûle toutes les mosquées
je m’accommode de mon mieux de cet avatar
d’une version du paradis absurdement ratée
-c’est bien pire qu’un enfer-
j’habite de temps en temps une de mes plaies
chaque minute je change d’appartement
et toute paix m’effraie

tourbillon de feu
ascidie comme nulle autre pour poussières
de mondes égarés
ayant crachés volcan mes entrailles d’eau vive
je reste avec mes pains de mots et mes minerais secrets

j’habite donc une vaste pensée
mais le plus souvent je préfère me confiner
dans la plus petite de mes idées

ou bien j’habite une formule magique
les seuls premiers mots
tout le reste étant oublié
j’habite l’embâcle
j’habite la débâcle
j’habite le pan d’un grand désastre
j’habite souvent le pis le plus sec
du piton le plus efflanqué-la louve de ces nuages-
j’habite l’auréole des cétacés
j’habite un troupeau de chèvres tirant sur la tétine
de l’arganier le plus désolé
à vrai dire je ne sais plus mon adresse exacte
bathyale ou abyssale
j’habite le trou des poulpes
je me bats avec un poulpe pour un trou de poulpe

frères n’insistez pas
vrac de varech
m’accrochant en cuscute
ou me déployant en porona
c’est tout un
et que le flot roule
et que ventouse le soleil
et que flagelle le vent
ronde bosse de mon néant

la pression atmosphérique ou plutôt l’historique
agrandit démesurément mes maux
même si elle rend somptueux certains de mes mots.

Montage sonore de Calendrier lagunaire.


INDIA SONG

Marguerite Duras (1914-1996)

Chanson,
Toi qui ne veux rien dire
Toi qui me parles d'elle
Et toi qui me dis tout
Ô, toi,
Que nous dansions ensemble
Toi qui me parlais d'elle
D'elle qui te chantait
Toi qui me parlais d'elle
De son nom oublié
De son corps, de mon corps
De cet amour là
De cet amour mort
Chanson,
De ma terre lointaine
Toi qui parleras d'elle

India song, chanson écrite par Marguerite Duras sur une musique de Carlos d'Alessio pour son film India Song de 1976 et interprétée par Jeanne Moreau (1928-2017), actrice, réalisatrice et chanteuse. 


LES DENTS SERRÉES

Pierre Emmanuel (1916-984)

Je hais. Ne me demandez pas ce que je hais
Il y a des mondes de mutisme entre les hommes
et le ciel veule sur l'abîme, et le mépris
des morts. Il y a des mots entrechoqués, des lèvres

sans visage, se parjurant dans les ténèbres
il y a l'air prostitué au mensonge, et la Voix
souillant jusqu'au secret de l'âme
                              mais il y a
le feu sanglant, la soif rageuse d'être libre
il y a des millions de sourds les dents serrées
il y a le sang qui commence à peine à couler
il y a la haine et c'est assez pour espérer.

Les dents serrées dit par Pierre Emmanuel lui-même. Poète, il fut élu à l'Académie française, le , au fauteuil 4, succédant au maréchal Juin.


LA MÉMOIRE ET LA MER

Léo Ferré (1916-1993)

La marée, je l'ai dans le cœur
Qui me remonte comme un signe
Je meurs de ma petite sœur
De mon enfant et de mon cygne
Un bateau, ça dépend comment
On l'arrime au port de justesse
Il pleure de mon firmament
Des années lumières et j'en laisse
Je suis le fantôme jersey
Celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en baiser
Et te ramasser dans ses rimes
Comme le trémail de juillet
Où luisait le loup solitaire
Celui que je voyais briller
Aux doigts du sable de la terre

Rappelle-toi ce chien de mer
Que nous libérions sur parole
Et qui gueule dans le désert
Des goémons de nécropole
Je suis sûr que la vie est là
Avec ses poumons de flanelle
Quand il pleure de ces temps-là
Le froid tout gris qui nous appelle
Je me souviens des soirs là-bas
Et des sprints gagnés sur l'écume
Cette bave des chevaux ras
Au ras des rocs qui se consument
Ô l'ange des plaisirs perdus
Ô rumeurs d'une autre habitude
Mes désirs dès lors ne sont plus
Qu'un chagrin de ma solitude

Et le diable des soirs conquis
Avec ses pâleurs de rescousse
Et le squale des paradis
Dans le milieu mouillé de mousse
Reviens fille verte des fjords
Reviens violon des violonades
Dans le port fanfarent les cors
Pour le retour des camarades
Ô parfum rare des salants
Dans le poivre feu des gerçures
Quand j'allais, géométrisant
Mon âme au creux de ta blessure
Dans le désordre de ton cul
Poissé dans les draps d'aube fine
Je voyais un vitrail de plus
Et toi fille verte, mon spleen

Les coquillages figurant
Sous les sunlights cassés liquides
Jouent de la castagnette tant
Qu'on dirait l'Espagne livide
Dieux des granits, ayez pitié
De leur vocation de parure
Quand le couteau vient s'immiscer
Dans leur castagnette figure
Et je voyais ce qu'on pressent
Quand on pressent l'entrevoyure
Entre les persiennes du sang
Et que les globules figurent
Une mathématique bleue
Dans cette mer jamais étale
D'où me remonte peu à peu
Cette mémoire des étoiles

Cette rumeur qui vient de là
Sous l'arc copain où je m'aveugle
Ces mains qui me font du fla-fla
Ces mains ruminantes qui meuglent
Cette rumeur me suit longtemps
Comme un mendiant sous l'anathème
Comme l'ombre qui perd son temps
À dessiner mon théorème
Et sous mon maquillage roux
S'en vient battre comme une porte
Cette rumeur qui va debout
Dans la rue, aux musiques mortes
C'est fini, la mer, c'est fini
Sur la plage, le sable bêle
Comme des moutons d'infini
Quand la mer bergère m'appelle.

La mémoire et la mer composée et interprétée par Léo Ferré, auteur-compositeur-interprète.

L'ÉCOLE DE LA POÉSIE

La poésie contemporaine ne chante plus elle rampe.
Elle a cependant le privilège de la distinction
Elle ne fréquente pas les mots mal famés elle les ignore.
On ne prend les mots qu’avec des gants : à « menstruel » on préfère périodique »,
Et l’on va répétant qu’il est des termes médicaux
qu’il ne faut pas sortir du laboratoire et du codex.
Le snobisme scolaire qui consiste, en poésie, à n’employer que certains mots déterminés,
à la priver de certains autres, qu’ils soient techniques, médicaux, populaires ou argotiques,
me fait penser au prestige du rince-doigts et du baisemain.
Ce n’est pas le rince-doigts qui fait les mains propres ni le baisemain qui fait la tendresse.
Ce n’est pas le mot qui fait la poésie mais la poésie qui illustre le mot.
Les écrivains qui ont recours à leurs doigts pour savoir sils ont leur compte de pieds,
ne sont pas des poètes, ce sont des dactylographes.
Le poète d’aujourdhui doit être d’une caste, d’un parti ou du « Tout Paris ».
Le poète qui ne se soumet pas est un homme mutilé.
La poésie est une clameur. Elle doit être entendue comme la musique.
Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie.
Elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale
tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche.
L’embrigadement est un signe des temps. De notre temps.
Les hommes qui pensent en rond ont les idées courbes.
Les sociétés littéraires c’est encore la Société.
La pensée mise en commun est une pensée commune.
Mozart est mort seul, accompagné à la fosse commune par un chien et des fantômes.
Renoir avait les doigts crochus de rhumatismes.
Ravel avait dans la tête une tumeur qui lui suça d’un coup toute sa musique.
Beethoven était sourd. Il fallut quêter pour enterrer Bela Bartok.
Rutebeuf avait faim. Villon volait pour manger. Tout le monde sen fout.
L’Art n’est pas un bureau d’anthropométrie.
La Lumière ne se fait que sur les tombes.
Nous vivons une époque épique et nous n’avons plus rien dépique.
La musique se vend comme le savon à barbe.
Pour que le désespoir même se vende il ne nous reste qu’à en trouver la formule.
Tout est prêt : les capitaux, la publicité, la clientèle.
Qui donc inventera le désespoir ?
Avec nos avions qui dament le pion au soleil.
Avec nos magnétophones qui se souviennent de ces « voix qui se sont tues »,
avec nos âmes en rade au milieu des rues,
nous sommes bord du vide, ficelés dans nos paquets de viande
à regarder passer les révolutions.
N’oubliez jamais que ce qu’il y a d’encombrant dans la Morale,
c’est que c’est toujours la Morale des Autres.
Les plus beaux chants sont des chants de revendication.
Le vers doit faire l’amour dans la tête des populations.
A l’école de la poésie, on n’apprend pas. ON SE BAT !

L'Ecole de la poésie, composée, écrite et chantée par Léo Ferré. 


L'HOMME CIVILISÉ

Alain Bosquet (1919-1998)

J’ai gazé quelques Juifs : c’est une race affreuse,
puis je me suis distrait en écoutant Mozart.
J’ai fusillé des partisans : c’est la chienlit,
puis j’ai humé la rose avec un tel amour !

J’ai dépecé l’Arabe : une bête de somme,
puis j’ai mis des faveurs au cou de mon caniche;
J’ai enterré vivants des Arméniens : les Turcs
avaient raison ! puis j’ai songé au Tintoret,

à Vélasquez, à Zurbaran. J’ai réchauffé
le Nègre : était-il fade, avec sa sauce au vin !
puis au bord de la mer j’ai relu Jean Racine.

J’ai arrosé les Vietnamiens, de ce napalm
qui les réduit à ce qu’ils sont : quelques cloportes,
puis j’ai fait ma chanson d’homme civilisé.

Montage sonore de l'homme civilisé.


René-Guy Cadou (1920-1951)

Vous étiez là je vous tenais
Comme un miroir entre mes mains
La vague et le soleil de juin
Ont englouti votre visage
 
Chaque jour je vous ai écrit
Je vous ai fait porter mes pages
Par des ramiers par des enfants
Mais aucun d’eux n’est revenu
Je continue à vous écrire
 
Tout le mois d’août s’est bien passé
Malgré les obus et les roses
Et j’ai traduit diverses choses
En langue bleue que vous savez
 
Maintenant j’ai peur de l’automne
Et des soirées d’hiver sans vous
Viendrez-vous pas au rendez-vous
Que cet ami perdu vous donne
En son pays du temps des loups
 
Venez donc car je vous appelle
Avec tous les mots d’autrefois
Sous mon épaule il fait bien froid
Et j’ai des trous noirs dans les ailes.

Lettre à des amis perdus chanté par Julos Beaucarne (né en 1936), artiste (conteur, poète, comédien, écrivain, chanteur, sculpteur) belge, chantant en français et en wallon.


JE VOUDRAIS PAS CREVER

Boris Vian (1920-1959)

Je voudrais pas crever
Avant d'avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d'argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un coté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d'égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu'on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j'en aurai l'étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j'apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d'algues
Sur le sable ondulé
L'herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L'odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l'Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J'en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu'on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir
Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s'amène
Avec sa gueule moche
Et qui m'ouvre ses bras
De grenouille bancroche
Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d'avoir tâté
Le gout qui me tourmente
Le gout qu'est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d'avoir gouté

La saveur de la mort...

Je voudrais pas crever dit par Pierre Brasseur (1905-1912), acteur de théâtre et de cinéma. Son rôle le plus célèbre : Frédérick Lemaître dans Les Enfants du Paradis, le chef-d'oeuvre absolu de Marcel Carné.


JEUNESSE

Andrée Chédid (1920-2011)

Tu chantes!
Pour un temps s'apaise
L'univers en tornade
que tu portes dans tes flancs

Tu danses!

Ton corps brûle ses frontières
T'emporte hors de ton corps

Tu cries!
Ta fureur attise l'âme des univers éteints
Tous les appels du monde te traversent jeunesse!

Tu enfantes le feu.

Jeunesse dit par Andrée Chédid elle-même et Bernard Giraudeau (1947-2010), acteur de théâtre et de cinéma, réalisateur, producteur et écrivain.


AINSI SOIT-ELLE

Georges Perros (1923-1978)

Oui, nous ferons la croix ensemble,
Et je te clouerai sur le lit
Et je mêlerai mes membres
Aux tiens, ma petite amie.

Oui, cela ferons ensemble
Et je te prendrai la main
Comme à l’enfant pour descendre
Dans le ravin.

Nous jouirons de nous surprendre
Ainsi liés, oui, c’est promis,
Et caresserons nos cendres,
Avec mépris.

Nous regarderons en face
Nos deux pauvres corps meurtris
Sans y voir malice, et fasse
Que le bon Dieu n’y soit. Ainsi

Nous pourrons tous deux survivre
A cet enfer et paradis
Ainsi nous mourrons, et vive
Après l’hiver, l’âpre fruit.

Car il faut que tout finisse
En splendeur, chemise ou non
Ah! que le jour serait triste
Sans la nuit qui dit son nom.

Le plaisir veut qu’on y pense
Un rien de plus qu’il ne vaut
Que la bête en nous dépense
Son crescendo.

A l’amour rendons les armes,
Il nous dérange si peu!
Sois tel un soldat. Les larmes
Ne sont rien qu’un coup de feu

Qu’à personne l’on destine
Sans savoir pourquoi, comment,
Dresse ton corps et calcine
Ton sempiternel tourment.

Laisse-toi souffrir, ma belle,
Moi je laisse aller mon coeur.
Ainsi le navire appelle
L’ancre. Ainsi l’âme soeur, ma soeur.

Ainsi soit-elle dit par Alain Bouras, écrivain qui concilie l'écriture romanesque en français aussi bien qu'en occitan avec l'exploration de l'histoire de villages du Piémont cévenol, et plus largement, du substrat occitan.


 

LE MOT RONCE, DIS-TU

Yves Bonnefoy (1923-2016)

Le mot ronce, dis-tu ? Je me souviens
De ces barques échouées dans le varech
Que traînent les enfants les matins d’été
Avec des cris de joie dans les flaques noires

Car il en est, vois-tu, où demeure la trace
D’un feu qui y brûla à l’avant du monde
– Et sur le bois noirci, où le temps dépose
Le sel qui semble un signe mais s’efface,
Tu aimeras toi aussi l’eau qui brille.

Du feu qui va en mer la flamme est brève,
Mais quand elle s’éteint contre la vague,
Il y a des irrisations dans la fumée.
Le mot ronce est semblable à ce bois qui sombre.

Et poésie, si ce mot est dicible,
N’est-ce pas de savoir, là où l’étoile
Parut conduire mais pour rien sinon la mort,

Aimer cette lumière encore ? Aimer ouvrir
L’amande de l’absence dans la parole ?

Le mot ronce, dis-tu, montage sonore.


COMME JE SUIS UN ÉTRANGER

Philippe Jaccotet (né en 1925)

Comme je suis un étranger dans notre vie,
je ne parle qu’à toi avec d’étranges mots,
parce que tu seras peut-être ma patrie,
mon printemps, nid de paille et de pluie aux rameaux,

ma ruche d’eau qui tremble à la pointe du jour,
ma naissante Douceur-dans-la-nuit … (Mais c’est l’heure
que les corps heureux s’enfouissent dans leur amour
avec des cris de joie, et une fille pleure

dans la cour froide. Et toi ? Tu n’es pas dans la ville,
tu ne marches pas à la rencontre des nuits,
c’est l’heure où seul avec ces paroles faciles

je me souviens d’une bouche réelle … ) Ô fruits
mûrs, source des chemins dorés, jardins de lierre,
je ne parle qu’à toi, mon absente, ma terre …

Montage sonore de Comme je suis un étranger.


PARADIS PERDU

Michel Butor (1926-2016)

Les branches s'écartaient pour nous
laisser passage en retenant
délicatement nos cheveux
et nous proposaient des cerises
dont le jus coulait sur nos joues
C'était il y a si longtemps
à peine si je me souviens
il a fallu qu'on me raconte
et que je retrouve des traces
dans les peintures et chansons
J'étais un enfant mais j'avais
toutes les forces d'un adulte
et tous ses désirs je passais
de mère en fille et déposais
des bébés poisseux dans leurs bras
Tout cela semble disparu
et pourtant tout cela perdure
entre le miroir et l'image
entre le rêve et le réveil
entre la page et l'impression
Les ronces nous griffaient sans nous
infliger la moindre souffrance
dessinant des fleurs sur nos peaux
que les amoureux effaçaient
en buvant les perles du sang
La main dans la main nous courions
entre les déserts et les sources
choisissant les uns pour les autres
les fruits des arbres du savoir
dont nous comparions les saveurs
J'étais à l'aise dans mon corps
j'en connaissais tous les organes
les maladies étaient amies
je goûtais fièvres ou frissons
dans des lits de boues et de feuilles
Où était-ce ne saurais dire
si loin de tout si près de toi
jouissant du chaud comme du froid
j'ai perdu la clef de la grille
et j'erre comme une âme en peine.
 

Paradis perdu dit par Jacques Bonaffé (né en 1958), acteur et metteur-en-scène. formé au conservatoire de Lille, après ses années lycéennes à Douai (Nord) où il a pratiqué le théâtre amateur et le théâtre de rue.À 20 ans, il débute au cinéma dans une réalisation d'Édouard Niermans : Anthracite.


A MA MÈRE

Camara Laye (1928-1980)

Femme noire, femme africaine,
Ô toi ma mère, je pense à toi...
Ô Daman, ô ma Mère,
Toi qui me portas sur le dos,
Toi qui m'allaitas, toi qui gouvernas mes premiers pas,
Toi qui la première m'ouvris les yeux aux prodiges de la terre,
Je pense à toi...

Ô toi Daman, Ô ma mère,
Toi qui essuyas mes larmes,
Toi qui me réjouissais le cœur,
Toi qui, patiemment, supportais mes caprices,
Comme j'aimerais encore être près de toi,
Etre enfant près de toi !

Femme simple, femme de la résignation,
Ô toi ma mère, je pense à toi.
Ô Daman, Daman de la grande famille des forgerons,
Ma pensée toujours se tourne vers toi,
La tienne à chaque pas m'accompagne,
Ô Daman, ma mère,
Comme j'aimerais encore être dans ta chaleur,
Etre enfant près de toi...

Femme noire, femme africaine,
Ô toi ma mère,
Merci, merci pour tout ce que tu fis pour moi,
Ton fils si loin, si près de toi.

Femme des champs, femme des rivières
femme du grand fleuve, ô toi, ma mère je
pense à toi...

Montage sonore de A ma mère.


LA CHANSON DE PRÉVERT

Serge Gainsbourg (1928-1991)

Oh je voudrais tant que tu te souviennes
Cette chanson était la tienne
C'était ta préférée je crois
Qu'elle est de Prévert et Kosma

Et chaque fois "Les feuilles mortes"
Te rappellent à mon souvenir
Jour après jour les amours mortes
N'en finissent pas de mourir

Avec d'autres bien sûr je m'abandonne
Mais leur chanson est monotone
Et peu à peu je m'indiffère
A cela il n'est rien à faire

Car chaque fois "Les feuilles mortes"

Te rappellent à mon souvenir
Jour après jour les amours mortes
N'en finissent pas de mourir

Peut-on jamais savoir par où commence
Et quand finit l'indifférence
Passe l'automne vienne l'hiver
Et que la chanson de Prévert

Cette chanson "Les feuilles mortes"
S'efface de mon souvenir
Et ce jour là mes amours mortes
En auront fini de mourir

Et ce jour là mes amours mortes
En auront fini de mourir.

La Chanson de Prévert composée et interprété par Serge Gainsbourg, auteur-compositeur-interprète, acteur et réalisateur éblouissant !


ORLY

Jacques Brel (1929-1978)

Ils sont plus de deux mille
Et je ne vois qu'eux deux
La pluie les a soudés,
Semble-t-il, l'un à l'autre
Ils sont plus de deux mille
Et je ne vois qu'eux deux
Et je les sais qui parlent
Il doit lui dire «Je t'aime!»
Elle doit lui dire «Je t'aime!»
Je crois qu'ils sont en train
De ne rien se promettre
Ces deux-là sont trop maigres
Pour être malhonnêtes
Ils sont plus de deux mille
Et je ne vois qu'eux deux
Et brusquement, il pleure
Il pleure à gros bouillons
Tout entourés qu'ils sont
D'adipeux en sueur
Et de bouffeurs d'espoir
Qui les montrent du nez
Mais ces deux déchirés
Superbes de chagrin
Abandonnent aux chiens
L'exploit de les juger
La vie ne fait pas de cadeau
Et nom de Dieu c'est triste

Orly, le dimanche,
Avec ou sans Bécaud!

Et maintenant, ils pleurent
Je veux dire tous les deux
Tout à l'heure c'était lui
Lorsque je disais "il"
Tout encastrés qu'ils sont
Ils n'entendent plus rien
Que les sanglots de l'autre
Et puis
Et puis infiniment
Comme deux corps qui prient
Infiniment, lentement,
Ces deux corps se séparent
Et en se séparant
Ces deux corps se déchirent
Et je vous jure qu'ils crient
Et puis, ils se reprennent
Redeviennent un seul
Redeviennent le feu
Et puis, se redéchirent
Se tiennent par les yeux
Et puis, en reculant
Comme la mer se retire,
Il consomme l'adieu
Il bave quelques mots
Agite une vague main
Et brusquement, il fuit
Fuit sans se retourner
Et puis, il disparaît
Bouffé par l'escalier
La vie ne fait pas de cadeau

Et nom de Dieu c'est triste
Orly, le dimanche,

Avec ou sans Bécaud!

Et puis, il disparaît
Bouffé par l'escalier
Et elle, elle reste là
Cœur en croix, bouche ouverte
Sans un cri, sans un mot
Elle connaît sa mort
Elle vient de la croiser
Voilà qu'elle se retourne
Et se retourne encore
Ses bras vont jusqu'à terre
Ça y est ! Elle a mille ans
La porte est refermée
La voilà sans lumière
Elle tourne sur elle-même
Et déjà elle sait
Qu'elle tournera toujours
Elle a perdu des hommes
Mais là, elle perd l'amour
L'amour le lui a dit
Revoilà l'inutile
Elle vivra de projets
Qui ne feront qu'attendre
La revoilà fragile
Avant que d'être à vendre
Je suis là, je la suis
Je n'ose rien pour elle
Que la foule grignote
Comme un quelconque fruit.

Orly, chanson écrite, composée et chantée par Jacques Brel, auteur-compositeur-interprète, acteur et réalisateur plus que génialissime ! 


LES VIEUX MARINS

Xavier Grall (1930-1981)

Les vieux de chez moi ont des îles dans les yeux
Leurs mains crevassées par les chasses marines
Et les veines éclatées de leurs pupilles bleues
Portent les songes des frêles brigantines

Les vieux de chez moi ont vaincu les récifs d'Irlande
Retraités, usant les bancs au levant des chaumières
Leurs dents mâchonnant des refrains de Marie Galante
Ils lorgnent l'horizon blanc des provendes hauturières

Les vieux de chez moi sont fils de naufrageurs
Leurs crânes pensifs roulent des trésors inouïs
Des voiliers brisés dans les goémons rageurs
Et luisent leurs regards comme des louis

Les vieux de chez moi n’attendent plus rien de la vie
Ils ont jeté les ans, le harpon et la nasse
Mangé la cotriade et siroté l’eau de vie
La mort peut les prendre, noire comme pinasse

Les vieux ne bougeront pas sur le banc fatigué
Observant le port, le jardin, l’hortensia
Ils diront simplement aux Jeannie, aux Maria
"Adieu, les Belles, c’est le branle-bas"

Et les femmes des marins fermeront leurs volets.

Les vieux marins dit par Marlis Petersen (née en 1968), soprano.


L'AIGLE NOIR

Barbara (1930-1997)

Un beau jour ou peut-être une nuit
Près d'un lac, je m'étais endormie
Quand soudain, semblant crever le ciel
Et venant de nulle part surgit un aigle noir

Lentement, les ailes déployées
Lentement, je le vis tournoyer
Près de moi dans un bruissement d'ailes
Comme tombé du ciel, l'oiseau vint se poser

Il avait des yeux couleur rubis
Et des plumes couleur de la nuit
À son front brillant de mille feux
L'oiseau roi couronné portait un diamant bleu

De son bec, il a touché ma joue
Dans ma main il a glissé son cou
C'est alors que je l'ai reconnu
Surgissant du passé, il m'était revenu

Dis l'oiseau, oh dis emmène-moi
Retournons au pays d'autrefois
Comme avant dans mes rêves d'enfant
Pour cueillir en tremblant des étoiles, des étoiles

Comme avant dans mes rêves d'enfant

L'Aigle noir chanté par Gérard Depardieu (né en 1948), acteur hors normes, chanteur, réalisateur, producteur de cinéma, de télévision et de théâtre français. Il est aussi viticulteur et homme d'affaires.


LES MOULINS DE MON COEUR

Eddy Marnay (1920-2003) - Michel Legrand (1932-2019)

Comme une pierre que l'on jette dans l'eau vive d'un ruisseau
Et qui laisse derrière elle des milliers de ronds dans l'eau
Comme un manège de lune avec ses chevaux d'étoiles
Comme un anneau de Saturne, un ballon de carnaval
Comme le chemin de ronde que font sans cesse les heures
Le voyage autour du monde d'un tournesol dans sa fleur
Tu fais tourner de ton nom tous les moulins de mon cœur

Comme un écheveau de laine entre les mains d'un enfant
Ou les mots d'une rengaine pris dans les harpes du vent
Comme un tourbillon de neige, comme un vol de goélands
Sur des forêts de Norvège, sur des moutons d'océan
Comme le chemin de ronde que font sans cesse les heures
Le voyage autour du monde d'un tournesol dans sa fleur
Tu fais tourner de ton nom tous les moulins de mon cœur

Ce jour-là, près de la source, Dieu sait ce que tu m'as dit
Mais l'été finit sa course, l'oiseau tomba de son nid
Et voilà que sur le sable nos pas s'effacent déjà
Et je suis seul à la table qui résonne sous mes doigts
Comme un tambourin qui pleure sous les gouttes de la pluie
Comme les chansons qui meurent aussitôt qu'on les oublie
Et les feuilles de l'automne rencontrent des ciels moins bleus
Et ton absence leur donne la couleur de tes cheveux

Une pierre que l'on jette dans l'eau vive d'un ruisseau
Et qui laisse derrière elle des milliers de ronds dans l'eau
Aux vents des quatre saisons, tu fais tourner de ton nom
Tous les moulins de mon cœur

Les Moulins de mon coeur sublimememnt interprété par Frida Boccara,  née Danielle Frida Hélène Boccara le 29 octobre 1940 à Casablanca et morte le 1ᵉʳ août 1996 à Paris, est une chanteuse française. En 1969, elle remporte pour la France, à égalité avec trois concurrentes, le Grand Prix du Concours Eurovision de la chanson 1969 qui se déroule à Madrid.


BIEN ASSEZ TÔT VIENDRA LE SOUPIR PROFOND

Michel Deguy (né en 1930)

Bien assez tôt viendra le soupir profond substitué aux larmes, qui congédie en même temps
qu’il l’évoque le souvenir, la revenance. Je n’aime
pas que les ex-proches «fassent tout» pour ne
pas même prononcer ton nom, relater une bribe
du passé, mais tout pour enfoncer dans l’amnésie, précipiter le Lêthé. «Bien assez tôt viendra
le contraire de l’insomnie […]»
Si je n’entoure pas de soin le deuil, qui le fera,
et il passera lui aussi dans le futur antérieur. Oui,
j’ai trois conférences à préparer cette semaine,
mais je devrais ne pas m’y appliquer mais à toi,
à nous. C’est à quoi servait le deuil autrefois.

Bien assez tôt viendra le soupir profond dit par Christian Blanc, acteur, sociétaire de la Comédie-Française.  


A LA RÉVOLTE, CITOYEN POÈTE !

Marie-Claire Bancquart (née en 1932)

A la révolte, citoyen poète!

Contre le sabotage du monde
né de haine et guingois
parmi l’univers rond, plissé, froissé, comme on voudra,
va-t-en vers les provisions de bonheur
cachées çà et là, comme l’écureuil fait de sa nourriture.

Saisi par une passée d’hirondelles, un détail de tableau,
fais réserves de garde, de tendresse, et partage.

A la révolte, citoyen poète ! dit par Marie-Claire Bancquart elle-même, poétesse, romancière, essayiste et critique littéraire.


MON PETIT CAHIER

Max Rippon (né en 1944)

Bonjour petit cahier à doubles lignes 
pages jaunies par le temps 
bords écornés maintes fois remis 
buvards voraces suçant les tâches maladroites 
majeur barré d’écharpes violettes 
craie blanche poreuse et grinçante 
ardoises en bois noircies à la hâte 
colonnes de tables bancales 
polies aux tessons tranchants

tas de bûchettes boiteuses 
gavant les plumiers 
plumes Sergent Major gâtées 
noyées dans les encriers béants 
pareils à des soldats défaits 
plumes des grands jours 
agiles dans le roulement des cahiers

ô compositions trois fois ardues 
ô cour de récréation turbulente 
ô pensums lourds et nombreux 
multiplication de tables chantantes 
consonnes aux voyelles attelées 
division de gâteaux en parts de rêve 
chants gonflant vos poitrines 
champs serrés de vos crânes de poivre 
sacs honteux de drill bleu 
lardant vos épaules 
voici venu le temps de passer ou redoubler 
sous l’œil attentif 
des flamboyants arrogants incendiaires du silence

Mon petit cahier chanté par Max Rippon, auteur guadeloupéen qui écrit en français et en créole.


ROYAUME DE SIAM

Gérard Manset (né en 1945)

Je t'ai vu dans une rue assise
Avec ton enfant sous ta chemise,
Les épaules nues couvertes d'or.
Pour plaire à ton Dieu, tu danses encore.
La rivière coule au pied du temple de l'aurore.

Personne ne pleure ni se plaint.
La nuit les rues sont chaudes et les enfants jouent
Avec leur grands yeux sans paupières,
La peau bronzée, leur ventre clair.
La rivière coule au pied du grand Bouddha de pierre.

Royaume de Siam,
Chemin qui mène au peuple heureux.
Royaume de Siam,
Celui qui voit le monde par tes yeux,
Celui-là peut-être il peut être heureux.

Je t'ai vu dans la cité étrange,
Porte du ciel, ville des anges,
Avec l'amour, la liberté,
Mange la mangue et boit le thé.
Ta rivière coulera sans s'arrêter.

Je t'ai vu dans la rue assise
Avec ton enfant sous ta chemise.
Tu dansais toujours. Tu danses encore.
La rivière coule au pied du temple de l'aurore.

Royaume de Siam,
Chemin qui mène au peuple heureux.
Royaume de Siam,
Celui qui voit le monde par tes yeux,
Celui-là peut-être il peut être heureux.

Royaume de Siam écrit, composé et chanté par Gérard Manset, auteur-compositeur-interprète, photographe et écrivain. Le mystère qui s'est créé autour de Gérard Manset est né de la rareté de ses apparitions médiatiques, du refus de la scène (il n'a jamais donné de concert), et, surtout, du caractère sans compromission de son œuvre.


LE CIMETIÈRE DES ARLEQUINS

Christian Descamps (né en 1946) / Ange (groupe de rock progressif)

Il est déjà tard, Pèlerins, il est grand temps de partir
Rangez vos nénuphars, vous n'avez plus le temps de lire
Crapauds de goudron, alligators et mannequins de cire
Arlequins!

Agenouillez vous bonnes gens, le grand Prêtre va passer
Branlez vos chapelets excrémenteux et dilapidés
Comme l'aigle impérial, son goupillon va vous déchirer
Arlequins!

Levez-vous beau monde, cette nuit la lune a quartier libre
Pincez votre peau afin que nulle cellule ne vibre
Retenez votre souffle, comprimez vos poumons de fibres
Arlequins!

Nous traverserons l'ondée de vase de la fortune
Nous découvrirons les eaux magiques de la lagune
Un lézard parleur nous contera l'histoire de la dune
Arlequins!

Brûlés par un volcan de thym
Burinés par le chant des lutins
La mer des hydres a pleuré ses requins
Engloutissant le sang des Arlequins
Le sang des Arlequins,
Le sang des... Riens!!!

Nous voilà très loin enfoncés dans la zone aquatiques
Les jambes en vilebrequin, l'épiderme teinté chimique`
Réfléchissons nos visages dans le miroir excentrique
Arlequins!

Au carrefour des trois flaques d'or nous rencontrons le roi mage
Il nous dit: " Restez-là je visite vos organes fromages
La folle sangsue ne fait plus partie de mon voyage "
Arlequins!

Rendez-vous au champ où les salsifis sont sucres d'orge
Où Lucifer met en quarantaine ses soufflets de forge
Allaitons-nous au pis de Vénus qui pend à sa gorge
Arlequins!

Il est trop tard passez donc le temple du souvenir
Rangez vos catafalques, vous n'aurez plus le temps de vivre
Crapauds de goudron, alligators et mannequins de cire
Arlequins!

Entrez, entrez, beau monde!
Choisissez votre tombe!
Dans le cimetière des Arlequins!
Entrez, entrez, braves gens!
Recherchez le tourment
Dans le cimetière des Arlequins

Ange est un groupe rock progressif français, originaire de Belfort, d'Héricourt et de Vesoul, en Franche-Comté. Il est formé à la fin de 1969, par Christian Décamps et Jean-Michel Brézovar. Francis, frère de Christian, les rejoint vite. Au début, la musique du groupe s'inspire de textes médiévaux-fantastiques intégrés à du rock progressif.


COMME DANS LES DESSINS DE FOLON ...

Philippe Delerm (né en 1950)

Comme dans les dessins de Folon
Ceux qu'on aimait quittent la Terre
Le corps lourd et l'âme légère
Un peu plus graves à l'horizon

Dans leur pardessus de béton
Ceux qu'on aimait nagent en silence
Dans le temps sage de l'absence
Comme dans les dessins de Folon

On pourrait presque les toucher
De l'autre côté du papier
Fantômes gris des jours de peine
En long cortège de semaines

A rêver loin dans leur lumière
On pourrait presque enfin se taire

Comme dans les dessins de Folon
Il y a du rose et du vert pâle
Et des souvenirs bleu d'opale
Dans un champ vide de coton

Comme des bulles de savon
Prisonniers de la transparence
Ceux qu'on aimait doucement dansent
Comme dans les dessins de Folon

On pourrait presque s'envoler
Dans la lenteur de leur passé
Frôler d'un long battement d'ailes
L'exil sans fin qui les appelle

A rêver loin dans leur mystère
On pourrait presque enfin se perdre

Comme dans les dessins de Folon
Ceux qu'on aimait nagent à l'envers
Oiseaux de l'eau, poissons de l'air
Perdent le fil de nos saisons

Dans la brume de leur prison
Ceux qu'on aimait toujours s'effacent
Derrière les voiles de l'espace
Comme dans les dessins de Folon

Un jour on voudra leur parler
De l'autre côté du papier
On rêvera d'aubes plus pâles
D'éternité couleur d'opale

Un jour on se laissera faire
On glissera dans leur lumière

Comme dans les dessins de Folon...

Comme dans les dessins de Folon chanté par Yves Dutheil (né en 1949), chanteur et auteur-compositeur-interprète.


AMERTUME DE LA MER

Jean-Michel Maulpoix (né en 1950)

La mer attend son large, cherche ses eaux, désire le bleu, crache et crie, s’accroche et défaille, quand son écorce et sa coquille se brisent, et la fragile ardoise de ses clochers, et tous les verres qu’elle a vidés puis jetés derrière les taillis.

La mer chuinte au soir et peluche, avant de s’endormir, la tête entre les bras, comme une enfant peureuse, quêtant dans la nuit calme des idées d’aurores et d’émoi, encore un peu de vin, de vent et de clarté, un peu d’oubli.

Son gros cœur de machine s’effondre dans son bleu; sa servitude quémande son salaire de sel: quelques gouttes, un bout de pain, un butin si maigre, pas même de quoi gagner le large après tant de vagues remuées tout ce temps !

Elle brûle de se défaire du ciel qui la manie, la flatte ou la conspue: ô ces ailes qui lui manquent, cet horizon partout à bout portant! Verra-t-elle jamais se lever son jour, dans la pénombre d’un prénom de femme ?

Elle n’a ni corps ni chair à elle: elle revient de nulle part et parle de travers, elle rêve à autre chose; elle parle et rêve de choses et d’autres : pourquoi donc ne pas dire que le temps à midi s’arrête au fond d’un lac ?

On prétend que le bleu perle sous sa paupière: on la croit folle, elle se désole, rêvant pour rien de de branches et de racines, assise sur une espèce de valise en cuir au bout de la plage où personne ne viendra la chercher.

Quelle nuit, quel jour fait-il dans sa tête engourdie de femme assise? Elle ouvre en grand les bras aux enfants accourus du large. Il lui plaît d’exciter leurs rires et leurs éclaboussures, de baigner les pieds nus, de lécher la peau claire.

Mais vivre n’est pas son affaire: elle ne raconte pas son désir, fiévreux d’images et de rivages; elle n’ira guère plus loin que ce chagrin-ci, d’un impossible bleu-lavande, celui d’anciennes lettres d’amour et de mouchoirs trempés.

La voici d’un gris de sépulcre, avec tout ce vide autour d’elle, cueillant la mort d’un baiser brusque, suçant le noyau et crachant le fruit, titubant comme le souvenir, priant parfois très bas, brisant après le rêve la cruche qu’il a vidée.

Son coeur est un abîme qui recommence jour après nuit la même journée obscure, qui chante de la même voix brouillée le désordre et le bruit, qui va, lavant sa plaie, toujours poussant pour rien son eau pauvre en amour. 

Amertume de la mer interprété par par Jean Reymond (piano) et Victor Ezenfis (voix).


DIS-LEUR

Ernest Pépin (né en 1950)

Un
oiseau passe
éclair de plumes
dans le courrier du crépuscule
VA

VOLE
ET DIS-LEUR
Dis-leur que tu viens d'un pays
formé dans une
poignée de main
un pays simple comme bonjour
où les nuits chantent

pour conjurer la peur des lendemains
dis-leur
que nous sommes une
bouchée
répartie sur sept îles
comme les sept couleurs de la semaine

mais que jamais ne vient
le dimanche de nous-mêmes
VA
VOLE

ET DIS-LEUR
Dis-leur que les marées
ouvrent la serrure de nos
mémoires
que parfois le passé souffle
pour attiser nos flammes
car
un peuple qui oublie
ne connaît plus la couleur des jours
il va comme un
aveugle dans la nuit du présent
dis-leur que nous passons d'île en île

sur le pont du soleil
mais qu'il n'y aura jamais assez de lumière

pour éclairer
nos morts
dis-leur que nos mots vont de créole en
créole
sur les épaules de la mer
mais qu'il n'y aura jamais assez de sel

pour brûler notre langue
VA
VOLE
ET DIS-LEUR
Dis-leur qu'à
force d'aimer les hommes
nous avons appris à aimer l'arc-en-ciel
et
surtout dis-leur
qu'il nous suffit d'avoir un pays à aimer
qu'il nous
suffit d'avoir des contes à raconter
pour ne pas avoir peur de la nuit

qu'il nous suffit d'avoir un chant d'oiseau
pour ouvrir nos ailes
d'hommes libres
VA
VOLE
ET DIS-LEUR...

Montage sonore de Dis-leur.


LE JARDIN

Béatrice Douvre (1967-1994)

Arrête-toi au fond de ce jardin
Pour l’air et pour le peu de roses
Arrête-toi, je te rejoins
Tu es plus belle que mon attente
Plus terrible encore quand le temps cesse
Car tu as cessé de vivre dans le temps

Mémoire
Poussant le grillage de fer
Pas à pas sur les terres humides
De la rosée plus que le jour

Je te rejoins
Il n’y a plus personne dans ce jardin
Les quelques pas avaient gravé la terre
C’était mon pas

Ô disparue derrière les ronces.

Le Jardin et Hommage à Arthur Rimbaud dits par Sabine Haudepin (née en 1955), actrice qui fit ses débuts, enfant, dans Jules et Jim et la Peau douce de François Truffaut.


 

DEAUVILLE SANS TRINTIGNANT

Vincent Delerm (en en 1976)

A Deauville un dimanche
Sous la pluie sur les planches
Elle s’avance à côté
D’un homme plus âgé
Il ne dit presque rien

A Deauville ce matin
Il promène sur la plage
Son deuxième mariage
Les studios vue sur mer
Sont fermés tout l’hiver
Puisque les retraités
N’ont pas pris de congé
C’est le deuxième café
Ses cheveux sont trempés
Balançoire trampoline
Le club Mickey dégouline

Elle repense à ce film
Qui se passe à Deauville
C’est un peu décevant
Deauville sans Trintignant

Ils iront tout à l’heure

Déjeuner à Honfleur
Reprendre la Rover
Et s’ennuyer ailleurs
Menu à 220
Citron vert sur les mains
Il fera rapporter
Un Château bouchonné
Juste après le repas
Ils feront quelques pas
Elle voudra essayer
Ce manteau bleu soldé
Marée basse sur le port
Il attendra dehors
Il faudra envisager
Un retour bouchonné

Elle repense à ce film
Sous la pluie de Deauville

C’est un peu décevant
Deauville sans Trintignant

Elle a raté son dimanche
A Deauville sur les planches
Il a raté sa vie
A Deauville sous la pluie

Deauville sans trintignant écrite et composée par Vincent Delerm, auteur-compositeur-interprète, réalisateur et photographe.

LE MONOLOGUE SHAKESPEARIEN

Pendant la première scène je regardais sur le côté
Pour essayer de comprendre comment ses cheveux étaient noués
Pendant la deuxième scène en fait j’imaginais
Ses vacances y a deux ans sur la plage de Bénodet
Pendant la troisième scène je me suis un peu rendu compte
J’avais pas bien suivi les répliques du Vicomte

Pendant la quatrième elle s’est penchée vers moi
Elle a failli me dire un truc et puis finalement pas

On est parti avant la fin
Du monologue Shakespearien
Parti avant de savoir
Le fin mot de l’histoire
On a planté en pleine nuit
L’Archevêque de Canterbury
On a posé un lapin
A l’épilogue Shakespearien

Début du deuxième acte toute la rangée soupire
Le clan des veuves s’éclate parce que bon c’est Shakespeare
Niveau intensité quelque chose qui rappelle
Le programme d’EMT pour l’année de 4ème
Pourtant la mise en scène était pas mal trouvée
Pas de décor pas de costumes c’était une putain d’idée
Aucune intonation et aucun déplacement
On s’est dit pourquoi pas aucun public finalement

On est parti avant la fin
Du monologue Shakespearien
Parti avant de savoir
Le fin mot de l’histoire
On a planté en pleine nuit
L’Archevêque de Canterbury
On a posé un lapin
Au dénouement Shakespearien

Dans les rues d’Avignon y a des lumières la nuit
On boit des demi-citrons et on se photographie
A la table d’à côté ils ont vu un Beckett
Ils disent c’est pas mal joué mais faut aimer Beckett
Dans les rues d’Avignon y a des projets balèzes
Demain à 23 heures je vais voir une pièce polonaise
Dans les rues d’Avignon y a du pepsi cola
Et puis y a une fille qui dit bah en fait je viens de Levallois

On est parti avant la fin
Du monologue Shakespearien
Parti avant de savoir
Le fin mot de l’histoire
On a planté en pleine nuit
L’Archevêque de Canterbury
On a posé un lapin
Au monologue Shakespearien

Pendant la première scène je regardais sur le côté
Pour essayer de comprendre comment ses cheveux étaient noués
Pendant la deuxième scène en fait j’imaginais
Mes vacances dans deux ans sur la plage de Bénodet


PETIT PAYS

Gaël Faye (né en 1982)

Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya

Une feuille et un stylo apaisent mes délires d'insomniaque
Loin dans mon exil, petit pays d'Afrique des Grands Lacs
Remémorer ma vie naguère avant la guerre
Trimant pour me rappeler mes sensations sans rapatriement
Petit pays je t'envoie cette carte postale
Ma rose, mon pétale, mon cristal, ma terre natale
Ça fait longtemps les jardins de bougainvilliers
Souvenirs renfermés dans la poussière d'un bouquin plié
Sous le soleil, les toits de tôles scintillent
Les paysans défrichent la terre en mettant l'feu sur des brindilles
Voyez mon existence avait bien commencé
J'aimerais recommencer depuis l'début, mais tu sais comment c'est
Et nous voilà perdus dans les rues de Saint-Denis
Avant qu'on soit séniles on ira vivre à Gisenyi
On fera trembler le sol comme les grondements de nos volcans
Alors petit pays, loin de la guerre on s'envole quand?

Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya

Petit bout d'Afrique perché en altitude
Je doute de mes amours, tu resteras ma certitude
Réputation recouverte d'un linceul
Petit pays, pendant trois mois, tout l'monde t'a laissé seul
J'avoue j'ai plaidé coupable de vous haïr
Quand tous les projecteurs étaient tournés vers le Zaïre
Il fallait reconstruire mon p'tit pays sur des ossements
Des fosses communes et puis nos cauchemars incessants
Petit pays : te faire sourire sera ma rédemption
Je t'offrirai ma vie, à commencer par cette chanson
L'écriture m'a soigné quand je partais en vrille
Seulement laisse-moi pleurer quand arrivera ce maudit mois d'avril
Tu m'as appris le pardon pour que je fasse peau neuve
Petit pays dans l'ombre le diable continue ses manœuvres
Tu veux vivre malgré les cauchemars qui te hantent
Je suis semence d'exil d'un résidu d'étoile filante

Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya

Un soir d'amertume, entre le suicide et le meurtre
J'ai gribouillé ces quelques phrases de la pointe neutre de mon feutre
J'ai passé l'âge des pamphlets quand on s'encanaille
J'connais qu'l'amour et la crainte que celui-ci s'en aille
J'ai rêvé trop longtemps d'silence et d'aurore boréale
À force d'être trop sage j'me suis pendu avec mon auréole
J'ai gribouillé des textes pour m'expliquer mes peines
Bujumbura, t'es ma luciole dans mon errance européenne
Je suis né y'a longtemps un mois d'août
Et depuis dans ma tête c'est tous les jours la saison des doutes
Je me navre et je cherche un havre de paix
Quand l'Afrique se transforme en cadavre
Les époques ça meurt comme les amours
Man j'ai plus de sommeil et je veille comme un zamu
Laissez-moi vivre, parole de misanthrope
Citez m'en un seul de rêve qui soit allé jusqu'au bout du sien propre

Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya

Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya

Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya

Petit pays
Quand tu pleures, je pleure
Quand tu ris, je ris
Quand tu meurs, je meurs
Quand tu vis, je vis
Petit pays, je saigne de tes blessures
Petit pays, je t'aime, ça j'en suis sûr

Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya

Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya

Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya
Warapfunywe ntiwapfuye
Waragowe ntiwagoka
Gahugu gatoyi
Gahugu kaniniya

Suite au déclenchement de la guerre civile au Burundi en 1993 et du génocide des Tutsis au Rwanda en 1994, Gaël Faye fuit son pays natal pour la France en 1995, à l'âge de treize ans. Passant son adolescence à Versailles dans les Yvelines, il découvre le rap et le hip-hop3. Il trouve dans la musique un moyen d'extérioriser sa douleur de l’exil et de se reconstruire après sa perte de repères4.


LES OUBLIÉS

Gauvain Sers (né en 1989)

Devant le portail vert de son école primaire
On l'reconnaît tout d'suite
Toujours la même dégaine avec son pull en laine
On sait qu'il est instit
Il pleure la fermeture à la rentrée future
De ses deux dernières classes
Il paraît qu'le motif c'est le manque d'effectif
Mais on sait bien c'qui s'passe

On est les oubliés
La campagne, les paumés
Les trop loin de Paris
Le cadet d'leurs soucis

À vouloir regrouper les cantons d'à côté en 30 élèves par salle
Cette même philosophie qui transforme le pays en un centre commercial
Ça leur a pas suffit qu'on ait plus d'épicerie
Que les médecins se fassent la malle
Y a plus personne en ville, y a que les banques qui brillent dans la rue principale

On est les oubliés
La campagne, les paumés
Les trop loin de Paris
Le cadet d'leurs soucis

Qu'il est triste le patelin avec tous ces ronds-points
Qui font tourner les têtes
Qu'il est triste le préau sans les cris des marmots
Les ballons dans les fenêtres
Même la p'tite boulangère se demande c'qu'elle va faire
De ses bon-becs qui collent
Même la voisine d'en face elle a peur, ça l'angoisse
Ce silence dans l'école

On est les oubliés
La campagne, les paumés
Les trop loin de Paris
Le cadet d'leurs soucis

Quand dans les plus hautes sphères couloirs du ministère
Les élèves sont des chiffres
Y a des gens sur l'terrain, de la craie plein les mains
Qu'on prend pour des sous-fifres
Ceux qui ferment les écoles, les cravatés du col
Sont bien souvent de ceux
Ceux qui n'verront jamais ni de loin ni de près
Un enfant dans les yeux

On est les oubliés
La campagne, les paumés
Les trop loin de Paris
Le cadet de leur soucis

On est troisième couteau
Dernière part du gâteau
La campagne, les paumés
On est les oubliés

Devant le portail vert de son école primaire
Y a l'instit du village
Toute sa vie, des gamins
Leur construire un lendemain
Il doit tourner la page
On est les oubliés


J'espère que vous avez fait un excellent voyage ! Nous vous en proposons un autre, tout aussi vertigineux, en cliquant sur l'image ci-dessous :

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source des notices accompagnant les vidéos : wikipédia.


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